Michel Houellebecq, une fable politique qui sent bon le souffre de la provocation

Michel Houellebecq © DR
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Dans son nouveau roman, Soumission, Michel Houellebecq imagine une France convertie à l’islam. Une satire politique enrobée de fiction hautement explosive.

S’il y a bien une chose qu’on ne peut pas lui enlever, c’est sa capacité à brouiller les cartes. Houellebecq est une anguille littéraire: l’écrivain se confond avec le polémiste, la bête médiatique côtoie dans le même corps froissé le misanthrope pince-sans-rire. L’ambiguïté est au coeur du « système Houellebecq », savamment entretenue par quelques déclarations chocs –« l’islam c’est tout de même la religion la plus con »– à peine tempérées par une attitude placide d’oiseau déplumé qui invite à ne pas prendre au sérieux tout ce qu’il raconte. Distinguer l’homme du romancier est donc impossible. Il revendique d’ailleurs cette porosité au début de Soumission, le roman événement de cette rentrée de janvier: « Un auteur c’est avant tout un être humain, présent dans ses livres, qu’il écrive très bien ou très mal en définitive importe peu, l’essentiel est qu’il écrive et qu’il soit, effectivement, présent dans ses livres. »

Michel Houellebecq, une fable politique qui sent bon le souffre de la provocation

Un nouveau brûlot qui ne va pas arranger son cas. Et polariser encore un peu plus ses thuriféraires et ses contempteurs. D’autant que lire Soumission à la lueur des événements du 7 janvier ajoute au malaise que ce roman charrierait en temps normal, tout en l’auréolant paradoxalement d’une effroyable résonance avec l’actualité-ambiguïté toujours… Jugez plutôt: l’auteur des Particules élémentaires y fantasme une France dirigée par un parti islamique qui aurait triomphé du FN avec l’aide de l’UMP et du PS, rendus au rang de compost du passé. Les événements se déroulent en 2022, autant dire demain, et sont racontés à travers les yeux désabusés de François, universitaire de 44 ans passablement aigri, spécialiste du naturaliste fin-de-siècle J.-K. Huysmans, et possible alter ego de Houellebecq. Son train-train pantouflard de névrosé en mal d’idéaux est bousculé par ce changement de régime brutal. Passé le moment de (stu)peur et la tentation vite avortée d’embrasser le catholicisme comme son « compagnon » Huysmans un siècle plus tôt, cet opportuniste va trouver quelques accommodements avantageux à la situation, son cynisme se diluant dans les bienfaits dispensés -aux hommes uniquement- par l’islam soft imposé par le nouveau président Ben Abbes, comme ceux qui garantissent aux intellectuels de sa trempe plusieurs épouses et un salaire plus que confortable… La conversion à l’islam pour retrouver sa place à l’université islamique de la Sorbonne (sic) est aussi l’occasion de redonner un coup de peps à une spiritualité en berne, rongée jusqu’à l’os par l’humanisme néo-libéral, ce poison lent de l’Occident.

Une fable politique qui sent bon le souffre de la provocation. Outre qu’elle laboure les terres zemmouriennes d’une islamisation galopante de la société française, elle est traversée de théories fumeuses qui font sens dans le brouillard identitaire actuel (comme le soi-disant bonheur de la soumission, de la femme à l’homme, et par extension de l’homme à Dieu), de scènes de cul sans plaisir, et plus généralement de propos machos à faire passer Berlusconi pour une Chienne de garde. En même temps, et c’est là que la perversité tire son épingle du jeu, le moraliste qu’est Houellebecq prend soin d’arroser tout le monde. Non seulement il évite de diaboliser l’islam, incarné par un homme pragmatique modéré, élu démocratiquement, qui pourrait même bien être le sauveur de l’Europe en en faisant la colonne vertébrale d’un nouvel empire romain qui s’étendrait de la Lituanie aux pays du Maghreb. Mais surtout il badigeonne son récit d’humour à froid, entre outrance potache et autodérision pathétique, comme pour en désamorcer les excès. Et rendre dérisoire une récupération par un camp ou par l’autre.

Particules identitaires

Fidèle à sa vision désenchantée de notre époque, le Goncourt 2010 (pour La Carte et le Territoire) repasse les plats de la décadence de notre social-démocratie. Et franchement, c’est dans cet exercice qu’il excelle, à défaut de se renouveler. « La simple volonté de vivre ne me suffisait manifestement plus à résister à l’ensemble des douleurs et des tracas qui jalonnent la vie d’un Occidental moyen », observe un François à bout de souffle. Un état des lieux sur la décrépitude du monde qui souffre difficilement la contestation. Et prend ici et là des accents prophétiques. De là à envisager l’islam, jugée moins mièvre et plus solide que sa consoeur catho, comme la solution de tous nos maux…

L’équivoque tient aussi à la forme. Sous couvert de fiction, l’écrivain nous sert avant tout un pamphlet politique. L’air de rien, il prend ainsi la littérature en otage, réduite à une fonction cosmétique. On ne sait pas s’il adhère au scénario plus vrai que nature qu’il dépeint mais ce qui est sûr, c’est qu’il lui donne un vernis de crédibilité rien qu’en l’énonçant. Sa responsabilité est donc engagée. Un peu comme l’avocat (du diable) qui fait exprès de poser une question pleine de sous-entendus à un témoin: le juge aura beau la rejeter et demander qu’on la retire des minutes, elle n’aura pas échappé aux jurés… De l’art de l’apprenti-sorcier, un rôle qu’on n’a pas l’habitude d’endosser dans les salons feutrés et prudents de la littérature. On préfère ronger l’os du passé, du présent ou d’un lointain futur apocalyptique. Mais rarement se risquer à des pronostics à très court terme.

Alors, Houellebecq, visionnaire? Prosélyte obscène? Ou simple observateur lucide de l’effondrement en direct de la civilisation héritée des Lumières? Chacun se fera sa… religion. Dérangeant dans son relativisme absolu, ce roman peut aussi se lire comme un ultime avertissement lancé à tous les humanistes pour qu’ils se reprennent et sauvent les meubles. La marche citoyenne de dimanche à Paris et ailleurs prouve que le cadavre démocratique bouge encore…

  • SOUMISSION, DE MICHEL HOUELLEBECQ, ÉDITIONS FLAMMARION, 320 PAGES. ***

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