Livres: « la première phrase: voilà l’ennemi »

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Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Bernard Quiriny inaugure notre série d’été sur les premières phrases -ou « incipits »- de romans. Logique: il en avait fait le titre et le sujet de sa première nouvelle.

Foutue première phrase. L’angoisse de la page blanche commence toujours par elle. On lui donne même un nom savant -l’incipit- pour en souligner l’importance et souvent, le stress qu’elle génère chez celui qui doit la pondre. Le Belge Bernard Quiriny, lui, a choisi le combat frontal pour tenter de l’exorciser à jamais: la première phrase de la première nouvelle de son premier recueil prenait le problème à bras-le -corps: « La première phrase: voilà l’ennemi ». C’est qu’il en parle si bien, de cette phrase qui a installé Proust –« Longtemps, je me suis couché de bonne heure »– et Camus –« Aujourd’hui, maman est morte »– aux panthéons des grands auteurs. Qui d’autre que lui pouvait inaugurer cette série estivale, consacrée à ce climax littéraire, « l’équivalent de la main que l’on tend lors d’un premier rendez-vous ».

Votre première phrase, de la première nouvelle de votre premier recueil, semble parfaite! Avez-vous mis longtemps à la trouver?

C’est un peu loin maintenant mais pour autant que je me souvienne, elle s’est présentée assez naturellement. Il faudrait retrouver mon PC de l’époque et faire des fouilles pour rechercher d’éventuelles variantes… Mais enfin, elle a été publiée comme ça, paix à elle à présent.

Comment vous est venue cette idée de nouvelle? Pourquoi en avoir fait le titre du recueil? Aviez-vous conscience de son possible retentissement, auprès des lecteurs et des autres auteurs?

L’idée était de construire un jeu de logique autour du mythe bien connu de l’angoisse de la page blanche, et de m’amuser de l’espèce de distance qu’il y a toujours entre le livre qu’on voudrait faire et celui qu’on fait: on mûrit un chef-d’oeuvre dans sa tête, un truc absolument fabuleux, mais dès qu’on commence à le coucher sur le papier, paf! Il n’est plus comme on l’avait imaginé, infiniment moins bien. Que faire, alors? Deux écoles: les puristes, qui préfèrent ne rien écrire plutôt que de ne pas écrire comme dans leur rêve; et les pragmatiques, qui se disent qu’un livre imparfait mais réel vaut mieux qu’un livre génial mais inexistant. Dans la nouvelle, j’imagine un subterfuge absurde, à la Alphonse Allais: incapable d’écrire une première phrase parfaite, le personnage décide de commencer par la deuxième. Qui devient du coup la première, et ainsi de suite. Déjà un personnage d’écrivain imaginaire loufoque, au fond, comme les nombreux que j’ai inventés depuis. C’est devenu le titre simplement parce que la maison Phébus, chez qui il paraissait, avait pour coutume, pour les recueils de nouvelles, de donner au livre le titre de la première. En tous cas, pour un premier livre, c’était une forme d’autodérision assez marrante.

Partagez-vous les angoisses de Gould, au point d’avoir envie de « désécrire » votre oeuvre de peur de la mauvaise première phrase??

Je ne suis pas aussi extrémiste que lui, mais disons qu’une fois le travail achevé et le livre paru, j’évite d’y jeter des coups d’oeil, car il y a environ 100% de chances d’y trouver une phrase que je voudrais changer, ou pire, une coquille. Je suis plutôt dans le camp des pragmatiques, mais il ne faut pas pousser un pragmatique très longtemps avant qu’il redevienne un puriste.

Gould cite Proust, Camus, quelques autres. Avez-vous vos propres premières phrases préférées??

Etant l’auteur de ce livre intitulé L’Angoisse de la première phrase, je suppose que je devrais connaître des tonnes de premières phrases inoubliables. Mais évidemment, au moment de vous répondre, rien ne me vient. Notre confrère Pierre Vavasseur du Parisien en a compilé quelques belles dans Cent premières phrases incontournables, auquel je renvoie d’autant plus facilement qu’il parle de moi dans sa première phrase.

Est-elle à ce point importante? Comme vous l’écrivez dans votre nouvelle, tout ce qui est écrit ensuite en découle?

En réalité non, j’exagère un peu. Mais enfin, si quelque chose ne va pas dans un livre, autant que ce ne soit pas la première phrase (ni le titre, d’ailleurs). Ceci posé, on peut sans doute trouver des beaux livres dotés de premières phrases ratées, et de superbes incipits dans des romans parfaitement nuls, ce qui empêche de transformer tout ça en loi scientifique. Mais je suppose que les bons livres tendent en général à avoir de bonnes premières phrases, et les mauvais des mauvaises. Il faudrait demander une étude statistique à l’INSEE pour en avoir le coeur net.

La nouvelle s’achève sur l’angoisse de la dernière phrase… Laquelle partagez-vous le plus? Sont-elles semblables?

Bonne question. Dans l’ensemble, j’ai plutôt l’impression que dans une nouvelle (un roman, c’est une autre affaire), la première phrase compte, mais quand même moins que la dernière, qui doit claquer comme une porte. On ne peut pas se permettre de finir sur un soupir, il manquerait quelque chose. Vérifiez: dans une nouvelle, spécialement une nouvelle fantastique, la dernière phrase est en général artistement travaillée, et plus longue que la moyenne des autres.

Dans votre processus d’écriture, commencez-vous toujours par cette première phrase? Ou pouvez-vous aller et venir dans la pagination et l’écriture d’un roman et d’une nouvelle?

Etant d’un tempérament logique, j’aime commencer par le début et finir par la fin. Bon, plaisanterie mise à part, la question se pose différemment pour les nouvelles et les romans (du haut de ma modeste expérience): difficile d’écrire une nouvelle en puzzle, il faut la faire dans sa continuité. Un roman, en revanche, peut sans doute s’écrire dans le désordre, même si de nombreux facteurs concourent à ce que l’ordre soit préférable -notamment le fait qu’on invente souvent « au fur et à mesure ».

Vous souvenez-vous de toutes vos premières phrases?

Non. Pour un nouvelliste, au bout de deux livres, ça devient compliqué.

Avez-vous, comme Gould et des auteurs que vous citez, quelques « trucs » pour surmonter l’obstacle, si obstacle il y a?

Pas de truc, chacun gère le trac comme il peut, y compris en sombrant dans le bartlebysme, comme disait Vila-Matas (la maladie des écrivains qui n’écrivent pas, ou plus). Mon conseil sera double et contradictoire, pour satisfaire tout le monde: 1. mieux vaut renoncer à écrire un livre qui s’annonce mauvais; 2. un livre vaut mieux que pas de livre.

Etes-vous de manière plus générale, un écrivain « dans la douleur », qui souffre beaucoup avant ses accouchements?

Mon expérience modeste ne me permet que des généralisations limitées, mais je n’ai encore jamais attrapé d’ulcère ou de psoriasis en raison d’un manuscrit qui n’avance pas. Cela dit, comme tout le monde, j’imagine, je peux tourner et retourner sans fin une bonne idée dans ma tête sans trouver par quel bout la prendre, procrastiner pendant des mois et effacer des pages entières après des coups d’essais qui tombent lamentablement à l’eau. Triste condition commune à la majorité des plumitifs, à part les génies à qui tout vient tout seul.

L’angoisse de la première phrase, Bernard Quiriny, éditions Phoebus, 2005

Ecrivain fantastique, Bernard Quiriny a frappé les esprits dès sa première nouvelle, et les 15 autres réunies dans cette Angoisse. On y découvre d’abord Gould, son héros-détective récurrent, incapable de mettre sur papier la première phrase de ses mémoires. Il décide donc de commencer par la deuxième. Qui devient la première. Qu’il efface, pour commencer par la troisième… Et ainsi de suite jusqu’à la « désécriture » complète de l’oeuvre de sa vie… Les autres nouvelles, où l’on croise un Karl Marx qui voyage dans le temps, un passe-murailles de récits ou un intrus qui ne vous veut que du bien, sont du même tonneau: effectivement fantastiques. Bernard Quiriny a depuis gagné un prix Rossel avec ses Contes Carnivores et ses galons de romancier avec Les Assoiffées, récit d’une dictature féministe qui s’abat sur la Belgique. Puisse sa prochaine première phrase n’être surtout pas la dernière.

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