Les toutes premières fois de Jirô Taniguchi

Jirô Taniguchi © DR

Maître du manga connu avant tout pour le classique Quartier lointain, Jirô Taniguchi est décédé ce samedi à Tokyo, à l’âge de 69 ans. Nous le rencontrions en 2009, alors qu’il signait chez Dargaud son premier ouvrage directement composé pour un éditeur européen, avec Jean-David Morvan au scénario. Revoici son interview.

Article initialement paru dans le Focus du 13 novembre 2009.

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Jirô Taniguchi ne se résume pas à Quartier lointain, même si ce classique des mangas demeure incontournable pour le lecteur occidental. Peut-être parce qu’on le doit au plus européen des mangakas… Au moment où le Belge Sam Garbarski en réalise l’adaptation au cinéma, Taniguchi signe, avec un Français au scénario, son premier album « franco-belge »: Mon année.

Mon année est un peu, pour vous, la BD des « premières fois »: vous travaillez dans le style franco-belge, directement pour un éditeur belge, avec un scénariste français, et en couleurs directes. Était-ce particulièrement excitant pour vous?

C’était un rêve. Je connais votre bande dessinée depuis très longtemps, et on me proposait une manière de rentrer moi-même dans cet univers, 30 ans après l’avoir découvert.

Quelle serait, selon vous, la différence majeure entre le travail pour un éditeur japonais et celui que vous avez développé avec Dargaud?

La grande différence, c’est l’absence de tantosha, d’éditeur responsable. Jean-David Morvan et moi, nous nous sommes accordés sur le scénario, l’histoire, etc. L’éditeur n’est pas intervenu dans le travail créatif. Tout le contraire du Japon, où une discussion a réellement lieu avec l’éditeur. Etant plus habitué au système japonais, je m’y sens personnellement plus à l’aise.

Aviez-vous conscience, avec Mon année, d’en quelque sorte jeter un pont entre l’Europe et le Japon?

Je n’aurais jamais imaginé que cela prendrait cette route. Ceci dit, Mon Année décrit beaucoup de sentiments partagés par la plupart des individus, ce qui lui donne un côté naturellement très universel.

Comment vous êtes-vous réparti le travail, Jean-David Morvan et vous?

L’histoire et le scénario étaient de son ressort – avec de petits échanges, bien sûr. J’ai fait le découpage moi-même, après avoir reçu beaucoup de documentation sur la France.

A-t-il été facile, en tant que Japonais, de dessiner la France?

J’ai posé énormément de questions, notamment sur les « décors ». A quoi ressemble un intérieur d’une maison française? Comment met-on la table en France? Qu’est-ce qu’on dit quand on se rencontre? Pour les sentiments, en revanche, j’ai travaillé comme à mon habitude, au risque de commettre quelques erreurs par rapport à votre style de vie.

En retour, Jean-David Morvan s’est-il adapté à Jirô Taniguchi?

Oui. En regardant attentivement ses autres scénarios, on remarque qu’il s’est effectivement adapté à notre travail en commun.

Le personnage principal de Mon année est une petite fille prénommée Capucine et handicapée mentale. Existe-t-il une différence de perception du handicap entre le Japon et l’Europe?

Les toutes premières fois de Jirô Taniguchi

Le soutien social aux handicapés est nettement moins développé au Japon qu’en France. Quant à la vision du handicap elle-même, je dois dire qu’elle a évolué vers une meilleure acceptation. Même s’il reste un peu de sectarisme… Même pour le Japon, le sujet du handicap est un sujet difficile, dans lequel peu d’auteurs se lancent. C’est pourquoi, quand Jean-David Morvan m’a parlé de son idée d’histoire – une famille française, avec une enfant handicapée -, je me suis dit qu’il y avait déjà eu beaucoup d’autres bandes dessinées sur ce sujet en France. Car c’est tellement atypique au Japon! Il s’est avéré que non…

Capucine n’était-elle pas un personnage rêvé pour vous? Voici une petite fille qui jouit d’une « super-perception » des choses, qui s’illustre, dans Mon année, par des dessins d’enfant…

Je n’avais pas encore abordé ce sujet des plus riches, ce qui était très intéressant pour moi. Quant au style utilisé pour les perceptions de Capucine, j’ai beaucoup travaillé pour me rapprocher des dessins d’enfant. J’en ai observé un grand nombre… même si, à mes yeux, les miens sont encore trop « bien » dessinés!

Les premières pages de Mon année sont très silencieuses. Quel sens donnez-vous au silence dans votre oeuvre?

En japonais, on ne dirait pas « silence » mais  » « , ce qui peut signifier « vide » – mais un vide très dense! Un terme utilisable en danse, musique, peinture, film, bande dessinée, etc.

Cette notion relève-t-elle chez vous d’un certain amour des secrets, des choses à révéler, à découvrir?

A mes yeux, il ne faut pas chercher les choses mais se placer dans un état de disponibilité pour laisser les choses se révéler d’elles-mêmes. Et elles le font… s’il le faut!

Douroudoudou, sorte de fusion entre un Pikachu très japonais et un terril bien de chez nous, est l’ami imaginaire de Capucine. Pourtant, à la fin du premier tome, il devient une figure nocturne un peu inquiétante. La dualité de cette « inquiétante amitié » était-elle voulue?

C’est Jean-David qui a proposé le personnage de Douroudoudou. Pour la petite fille qui dessine sur le sable, au début du premier tome, il est son ami. Mais c’est une petite fille qui grandit: elle n’est pas toujours « noire », pas toujours « claire », elle apprend les nuances…

Après Mon année, quels seront vos prochains projets?

Je suis en train d’adapter un roman japonais de Kawakami Hiromi, Les Années douces, en feuilleton. Pour 2010, je prévois également un Homme qui marche transposé à l’époque Edo, qui s’étend de 1600 jusqu’à la fin du 18e siècle.

Mon année, de Jirô Taniguchi et Jean-David Morvan, Éditions Dargaud. ***

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