Les liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos (classiques de la littérature 6/7)

Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

En plein siècle des Lumières, Choderlos de Laclos allume l’aristocratie avec une suite virtuose de 175 lettres d’un esprit implacable et pervers.

Les liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos (classiques de la littérature 6/7)
© Folio

« Ce livre, s’il brûle, ne peut brûler qu’à la manière de la glace. » A lire le commentaire sidéré de Charles Baudelaire, retranscrit en lettres rouges au dos de la présente édition (Folio), il y a comme un vertige à penser à toutes les mains -illustres ou non- entre lesquelles le célébrissime chef-d’oeuvre de Pierre Choderlos de Laclos (1741-1803) est passé depuis deux siècles.

Si l’on en croit le sous-titre blotti à l’intérieur de ses pages pourtant (après une lumineuse préface signée André Malraux), l’entreprise littéraire avait a priori tout de l’édition confidentielle: Lettres recueillies dans une société et publiées pour l’instruction de quelques autres. Ne nous y trompons pas: s’adaptant au goût d’un public français lassé du roman classique, et suivant la coquetterie, très mode au XVIIIe siècle, du jeu entre réalité et fiction, le roman, exclusivement composé de lettres, s’ouvre sur une série d’avertissements appuyant l’origine « véridique » de 175 missives « fortuitement » retrouvées dans un coffre -en réalité tout droit sorties de l’imagination perverse d’un auteur bientôt poursuivi pour ses écrits avilissants.

L’histoire est de celles qui ont essaimé -du film de Roger Vadim à celui de Stephen Frears, de l’inénarrable parodie des Inconnus à l’adaptation théâtrale de John Malkovich-: deux aristocrates en vue et spirituels, la marquise de Merteuil, féministe radicale décidée à venger son sexe, et le Vicomte de Valmont, séducteur décidé à perdre les femmes pour s’empêcher d’en tomber amoureux, ont signé un pacte d' »inviolable amitié » à la fin de leur liaison. Ils entament à l’entrée du livre un duel contre l’innocente Cécile de Volanges, oie blanche à peine sortie du couvent, « commune pupille » qu’ils ont décidé de conduire à la dépravation et à la luxure, histoire d’en faire le désespoir honteux de sa mère, ennemie jurée de Valmont, autant que l’outrage de son futur époux, ancien amant de Merteuil.

Leurs cruelles intentions emprunteront la voie d’un invraisemblable sommet de ruine des réputations, de machiavélisme sulfureux et de perversions sadiennes. L’opportunisme diabolique de Merteuil d’un coté –« L’amour, la haine, vous n’avez qu’à choisir, tout couche sous le même toit; et vous pouvez, doublant votre existence, caresser d’une main et frapper de l’autre »-, la cruauté ludique de l’irrésistible Valmont de l’autre –« Pouvais-je souffrir qu’une femme fût perdue pour moi, sans l’être par moi? »: les deux maîtres de jeu impressionnent et déplacent les pions de leur infâme et jouissive collusion sur la scène de leur petit monde. Leurs mots sont aiguisés, leurs tactiques implacables, leur leitmotiv martial: « Il faut vaincre ou périr. »

Libertins et victimes

Magistrale démonstration philosophique, le roman est aussi hautement psychologique quand il juxtapose les lettres des deux libertins et de leurs victimes et force le lecteur-voyeur à choisir son camp, lequel penchera sans scrupules, comme dans les bons romans policiers, du côté de l’assassin -entendons ici le noir triomphe du vice et la décomposition des illusions.

A sa publication en 1782, le livre se veut politique -la charge de Laclos, militaire noble, est claire: l’aristocratie méchamment oisive, gangrenée et morbide, classe des Valmont et Merteuil, ne peut plus diriger une nation en plein essor philosophique et économique. Aujourd’hui délesté de ce contexte particulier, le livre n’en dévoile que davantage l’insondable mystère qui le fonde: comment de si fiévreux calculs, de si cauchemardesques desseins peuvent-ils s’énoncer dans une langue si lumineuse, limpide de raffinement et de finesse? Baudelaire l’avait compris: le livre de Laclos est un oxymore à lui seul. Véritable catalogue de missives, démonstration magistrale de multiples signatures et tons, il est à vrai dire aussi un authentique répertoire de l’art de la correspondance sournoise, et de la séduction déniaisée. C’est dire s’il est urgent de s’y replonger pour inspiration, à l’heure où, des mails aux SMS, l’amour au XXIe siècle reconsidère en plein la puissance de l’écrit.

  • LES LIAISONS DANGEREUSES, DE PIERRE CHODERLOS DE LACLOS, ÉDITIONS FOLIO, 512 PAGES.

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