Étienne Pollet

Le véritable avis d’Hergé sur la réédition de Tintin au pays des Soviets

Étienne Pollet Ancien éditeur des collections Hergé chez Casterman

Suite aux polémiques autour de la réédition en couleur de Tintin au pays des Soviets, Étienne Pollet, ancien éditeur des collections Hergé, tient à préciser le point de vue de Georges Remi sur la question: non, celui-ci ne s’est pas opposé à toute réimpression – que du contraire. Un éclairage aussi documenté que nécessaire.

Petit-fils de Louis Casterman, Étienne Pollet a été longtemps l’éditeur des collections Hergé chez Casterman. Il fut également l’artisan des facsimilés Tintin (dont celui de Tintin au pays des Soviets). Étant à la retraite depuis près de sept ans, il intervient ici en totale liberté.

Un point de vue autorisé sur la réédition de Tintin au pays des Soviets

Pour ceux qui aimeraient ne pas mourir idiots, voici une information fiable sur les avatars de l’album Tintin au pays des Soviets, depuis sa première publication en 1930. Ceux qui préfèrent l’ignorance, la désinformation et la méchanceté, se référeront plus simplement aux communications récentes d’un Hugues Dayez dans la presse, à la radio et à la télévision.

D’après le « Monsieur-je-sais-tout » de la RTBF, Hergé aurait « toujours » déconsidéré la première aventure de Tintin, au point de refuser très tôt sa réimpression. Il se serait par la suite – et pendant quarante ans! – opposé farouchement à toute réédition, jusqu’à ce qu’il soit contraint, de guerre lasse, de céder aux pressions de son éditeur (pour qui rien ne compte d’autre, comme de bien entendu, que le profit inconsidéré).

Tout cela est faux, du début jusqu’à la fin!

Voyons plutôt les faits.

Le tirage de 1930 (10.000 exemplaires!) est épuisé rapidement. Suivent Tintin au Congo et Tintin en Amérique aux Éditions du Petit Vingtième. Hergé passe ensuite chez Casterman, en 1934. Auteur et éditeur ami (Charles Lesne, directeur éditorial chez Casterman, provient de la rédaction du Vingtième Siècle) conviennent rapidement de réimprimer les albums épuisés, dont Tintin au pays des Soviets. Mais un problème technique apparaît: les clichés métalliques (qui servent à l’impression typographique) sont en mauvais état. Ils ont déjà été utilisés par Le Petit Vingtième, puis par Coeurs Vaillants à Paris, puis pour l’album. Il apparaît qu’il faudrait refaire jusqu’à un tiers des clichés, ce qui serait fort coûteux. Hergé bénéficie d’un droit d’auteur élevé pour l’époque (15%) parce que c’est lui qui fournit les clichés (réalisés par le journal). Chez Casterman, on met donc Tintin au pays des Soviets de côté, et on s’attaque à Tintin au Congo en attendant une expertise des clichés par l’Imprimerie. Un courrier de 1937 montre que la réimpression de Tintin au pays des Soviets est toujours, en principe, au programme de l’auteur et de l’éditeur. Mais les dernières années de la décennie ne sont pas très favorables: les ventes des albums de Tintin faiblissent. Certains titres récents sont épuisés et ne sont pas réimprimés. Impensable, dans ces conditions, de réimprimer le premier album, de forte pagination, aux clichés usés et aux qualités – surtout scénaristiques – fort relatives. D’autant plus qu’entre-temps, le niveau d’exigence qualitative de l’auteur a fait un bond important avec l’album Le Lotus bleu.

Survient la guerre, pendant laquelle les albums connaissent un très grand succès. Mais les tirages sont limités par la pénurie de matières premières. La nouvelle maquette de 62 planches, proposée à Hergé, est économe en papier: les cases contenues dans deux pages en noir et blanc tiennent maintenant en une seule page en couleur (3 x 4 cases par page en moyenne, remplacent deux pages de 2 x 3 cases en moyenne). Le premier album en couleur, L’Étoile mystérieuse, sort en 1942. Il sera suivi du Secret de La Licorne (1943) et du Trésor de Rackam le Rouge (1945). En parallèle, Hergé reformate sur ce nouveau modèle en couleur tous ses albums précédemment parus en noir et blanc… à l’exclusion de Tintin au pays des Soviets. Il estime à bon droit que ses albums d’avant Le Lotus bleu doivent être redessinés, et pas seulement remontés. Ce qui sera fait en 1946 pour Tintin au Congo et Tintin en Amérique, mais ce qui, faute de temps, attendra 1955 (!) pour Les Cigares du Pharaon. C’est qu’entre-temps le journal Tintin a été lancé, les Studios Hergé ont été créés et cinq albums Tintin sont sortis en nouveauté, dont les deux albums de l’aventure lunaire. Tout cela a demandé beaucoup de travail à l’auteur, tantôt surmené, tantôt déprimé. Les années 50 voient aussi la mise en couleurs d’autres aventures dessinées avant-guerre: les albums de Jo, Zette et Jocko, ceux de Quick et Flupke et celui de Popol et Virginie. On mesure facilement combien l’idée de republier Tintin au pays des Soviets, avec toutes ses faiblesses, aurait été parfaitement saugrenue dans ce contexte, alors que l’album Les Cigares du Pharaon n’était toujours pas réinscrit au catalogue.

Les années suivantes voient un Hergé au moral parfois vacillant. L’Affaire Tournesol et Coke en stock sont toutefois menés à leur terme et publiés en album. Hergé traverse la crise que l’on sait. L’hagiographie dit qu’il s’en échappe grâce à Tintin au Tibet, dont l’album paraît en 1960. Ce n’est donc qu’en 1961 que les circonstances auraient pu permettre à Hergé et à Casterman de republier utilement Tintin au pays des Soviets! Mais était-ce vraiment une bonne idée à ce moment? C’est loin d’être évident: le noir et blanc n’avait plus du tout la cote, et les scénarios des Aventures de Tintin avaient fait, depuis bien longtemps, des progrès considérables. Au début des années 50, le journal Tintin laissait encore entendre (à l’instigation d’Hergé) que la première aventure de Tintin pourrait être remaniée quand son auteur en trouverait le temps. Mais depuis qu’il s’est aperçu qu’il ne le trouverait jamais, sa réédition n’est plus envisagée autrement que ne varietur. Le remontage de l’album (de 140 à 62 pages) aurait été très difficilement réalisable, et surtout il n’apporterait pas grand chose et n’aurait pas grand sens!

Le véritable avis d'Hergé sur la réédition de Tintin au pays des Soviets

C’est précisément en juillet 1961 qu’Hergé reparle pour la première fois à Casterman de son désir de voir paraître à nouveau son Tintin au pays des Soviets. Coup de théâtre: l’éditeur est tout sauf enchanté. Il l’écrit à Hergé: « Il y a (chez Casterman) plus d’opinions hésitantes ou farouchement négatives que d’avis enthousiastes ». Plus tard, Casterman fait valoir ses réticences. Celles-ci s’exercent principalement sur deux plans: du point de vue éditorial (éviter à tout prix que la publication soit prise pour une nouveauté par le jeune public) et du point de vue de l’opportunité politique (l’anticommunisme réputé « primaire » de cet album antistalinien). C’est en particulier à Paris, où Louis-Robert Casterman anime une très importante filiale, que l’argument d’inopportunité politique est mis en avant: on dit rue Bonaparte que ce serait une catastrophe commerciale. Casterman freine donc des quatre fers et Hergé signale qu’il envisage dès lors une commercialisation différente. Il ne cache pas qu’il a pris contact avec les Éditions Rencontre à Genève, pour une diffusion par correspondance dont il espère une vente importante. (Signalons qu’il n’a jamais été question de Dupuis, éventualité saugrenue rapportée par Jacques Martin.) On notera qu’à la même époque Tintin au Congo est absent du catalogue Casterman. L’éditeur l’a retiré de la vente sans prévenir l’auteur (!!!), et celui-ci insiste pour qu’il soit republié d’urgence, ce qui ne sera fait qu’en 1970. Les relations entre Casterman et Hergé sont alors extrêmement tendues, du fait des divergences de vue par rapport à ces deux aventures.

Le véritable avis d'Hergé sur la réédition de Tintin au pays des Soviets

Abrégeons, et passons sur les longues palabres et les manoeuvres dilatoires de Casterman, mal supportées par Hergé. Pour calmer le jeu, mais aussi dans l’espoir de voir Hergé oublier son projet, Casterman réalise en 1969 une édition limitée à 500 exemplaires, pour permettre à l’auteur de satisfaire ses amis et relations (et aussi celles de Casterman, ce qui paraît un comble). La satisfaction d’Hergé est grande, et prouve son attachement à ce premier album: « Mais je puis dire, et je veux vous dire, que cette Edition-là est un rêve qui s’accomplit: un vieux rêve à moi (…) ». Au début des années 70, les discussions aboutissent à rejeter la publication d’un Tintin au pays des Soviets en album isolé au profit d’un ouvrage regroupant les trois aventures publiées en album par les éditions du Petit Vingtième dans l’édition originale, en plus de celle de Totor. Une forte pagination en noir et blanc (420 pages), sous le titre Archives Hergé, en présentation de qualité: la confusion avec une nouveauté Tintin n’est plus possible. Les réticences « politiques » subsistent néanmoins, principalement à Paris, dans l’ambiance post 68 d’une France où agit toujours un très important parti communiste, encore stalinien! C’est presque une révolte de la filiale qui menace Louis-Robert Casterman, qui tente à nouveau de convaincre Hergé des risques encourus en matière d’image et de réputation. Ces longues tergiversations et processions d’Echternach accomplies par Casterman exaspèrent Hergé, qui écrit à l’éditeur une lettre dont le ton cassant résonne encore dans les couloirs tournaisiens. Elle est datée du 17 novembre 1972. Extrait. « Puis-je vous demander de me faire savoir officiellement si votre réponse définitive est oui ou non pour l’édition la plus rapide possible de l’album Tintin au pays des Soviets + Totor? Si c’est oui, j’en serai très satisfait (…) Si c’est non, je serai amené, à mon grand regret, à me mettre en rapport avec un Editeur pour qui Tintin au pays des Soviets ne présenterait pas les mêmes difficultés que pour Casterman. » Louis-Robert Casterman se rend compte qu’il risque la rupture, ce qui n’a jamais été même imaginé depuis les années 30, et relance immédiatement le projet des Archives Hergé resté en rade. Il y aura encore de longs échanges concernant la rédaction de la mise en garde que l’éditeur et l’auteur réconciliés sont convenus de proposer en préface de l’ouvrage. Celui-ci sort enfin en 1973 (soit douze ans après la première demande d’Hergé, qui date de 1961).

Le véritable avis d'Hergé sur la réédition de Tintin au pays des Soviets

C’est ainsi que les quarante ans de résistance à la réédition qu’imagine Dayez ont été en réalité quarante ans d’attente de celle-ci par Hergé, dont douze ans de lutte intense avec son éditeur pour – et non pas contre – la réédition de Tintin au pays des Soviets. Voilà comment on réécrit l’histoire quand on se laisse emporter, comme Dayez, par ses états d’âme!

Mais « Monsieur-je-sais-tout » ne s’est pas arrêté là, comme on va le voir. Fin 1980, souhaitant marquer le 50e anniversaire de la publication de son premier album, Hergé le fait imprimer en format réduit et l’envoie à ses relations en guise de carte de voeux des Studios. En 1981, je suis amené à discuter avec lui du problème des éditions pirates de cet album, et nous décidons ensemble de procéder à la publication d’un facsimilé de l’album d’origine afin de contrer son piratage, et de le faire au moyen d’un album plus beau et surtout moins cher que les contrefaçons. Le premier tirage s’est élevé à 80.000 exemplaires, rapidement épuisé et aussitôt réimprimé. En 1999, soit quelque seize ans après la disparition d’Hergé, l’aventure au pays des Soviets rejoint la collection des albums standard. Malgré sa pagination beaucoup plus importante, il est vendu au même prix que les autres, ce qui, soit dit en passant, limite sensiblement sa rentabilité… sans aucun regret de l’éditeur! Cet album-là, Hugues Dayez ne l’a certainement jamais examiné, puisqu’il écrit sans honte ni vergogne: « Casterman commet une première hérésie: refaire la maquette de Tintin au pays des Soviets pour pouvoir l’adjoindre à la collection des 22 albums… » Une fois de plus, c’est tout-à-fait faux! Et cette fois, la méchanceté du critiquable critique s’ajoute à son ignorance. Car l’album est en tous points semblable au facsimilé de 1981, lui-même très fidèle à l’original de 1930 si ce n’est une réduction de format de quelques pourcents, prise uniquement sur les marges blanches et non pas sur les planches elles-mêmes.

Concernant la récente mise en couleur de l’épisode (ce qui n’est pas vraiment mon propos), il ne faut pas confondre la colorisation des cases issues du tracé d’origine (planches originales) que vient de produire Michel Bareau avec les remontages suivis de coloriages qui furent réalisés à partir de 1943 pour les autres albums en noir et blanc. Hergé avait très vite écarté cette hypothèse. Il était bien entendu conscient des faiblesses de son « péché de jeunesse ». Le remonter aurait été non seulement un très gros travail, mais aurait aussi constitué une « promotion » indue au rang des autres albums, vu la faiblesse du scénario. Par contre, le republier en l’état, tel un document d’histoire, prenait d’autant plus son sens que la série avait atteint des sommets de diffusion et de notoriété incomparables. Je suis certain que même les opposants de principe à la colorisation (dont je comprends mais ne partage pas la réaction) considéreront la qualité de réalisation et la maîtrise de Michel Bareau et de sa collaboratrice Nadège Rombaux. Une chose est certaine: la lisibilité de l’album en aura grandement bénéficié, et avec elle son accessibilité pour les plus jeunes. Tout ceci est décrit et argumenté avec brio par Philippe Goddin, dans son livre Hergé, Tintin et les Soviets, que viennent de publier les éditions Moulinsart.

Pour conclure, rassurons ceux qui n’approuvent pas la démarche: ils ne sont pas obligés d’acheter l’album, et encore moins de le lire! Cela ne l’empêchera pas de connaître le succès, j’en suis sûr!

Le véritable avis d'Hergé sur la réédition de Tintin au pays des Soviets
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