Critique | Livres

[Le livre de la semaine] Une jolie fille comme ça, d’Alfred Hayes

Alfred Hayes © DR
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

ROMAN | Qui se souvient d’Alfred Hayes? En 1958, ce collaborateur de Rossellini écrivait le roman d’amour venimeux d’un scénariste et d’une jolie fille perdue à L.A.

C’est ce qu’on appelle un travailleur de l’ombre. Coscénariste du Voleur de bicyclette de De Sica sans avoir jamais été crédité à son générique, il a travaillé pour Roberto Rossellini, partagé des dîners avec Klaus Mann et Fellini, collaboré avec John Huston, George Cukor et Fritz Lang, et publié des poèmes dont l’un aura inspiré un tube à Joan Baez (Joe Hill). On connaît pourtant bien peu Alfred Hayes, écrivain né à Londres en 1911, scénariste pour Hollywood puis le néoréalisme italien. Journaliste, il fut aussi l’auteur de sept romans sortis entre 1946 et 1973, dont ce formidable Une jolie fille comme ça, publié en 1958.

L’obscur objet du désir

Hollywood. Les fêtes ouvertes sur l’océan. Les carrières qui décollent avec une affolante facilité; les autres qui se font douloureusement attendre, prostrées des mois devant un téléphone qui ne sonne pas. Quand le livre commence, notre narrateur, un scénariste new-yorkais en vogue à Los Angeles, assiste passablement éméché à une tentative de suicide: évaporée de la sauterie en cours, une inconnue part sous ses yeux se noyer dans l’océan, une casquette de marin sur la tête et le reste d’un cocktail dans la main. Il plonge et lui sauve la vie, nouant leurs deux existences de façon aussi intime qu’involontaire, avant tout désolé pour les dégâts occasionnés par le sel sur sa plus belle paire de pantalons… Elle et lui sont deux naufragés existentiels dans le Los Angeles nocturne et misogyne des fifties: il tente d’oublier dans la solitude et l’argent un mariage en perdition, tandis qu’elle se rêve actrice mais n’a décroché aucun rôle en cinq ans -si ce n’est celui de maîtresse d’hommes (mariés) de passage. Entre ces deux protagonistes sans prénom et sans identité claire commence un face-à-face de désir glacé, cruel et incertain (l’homme ne peut décider s’il trouve la fille désirable, ou pitoyable dans son genre de désespoir).

[Le livre de la semaine] Une jolie fille comme ça, d'Alfred Hayes

Récit bref d’une liaison venimeuse, My Face for the World to See (assez platement traduit par Une jolie fille comme ça) emprunte son économie et ses tonalités au roman noir. Distillant le regard ambigu de son personnage masculin, les phrases d’Alfred Hayes dégagent un climat cynique, détaché et poignant d’une noirceur particulière -capable d’infiltrer sournoisement la plus anodine des descriptions (« Pendant ce temps, dehors, dans la nuit absurdement semi-tropicale, les géraniums poussaient »), de teinter la scène traditionnelle d’apparition de l’objet du désir d’une sublime ambiguïté (« Je ne voyais pas son visage, mais cela importait peu: je savais parfaitement qui elle était, plus ou moins »), ou d’employer certains clichés de l’industrie du rêve pour mieux en souligner le caractère inopérant (« J’étais certain qu’elle avait déjà entendu ça. Peut-être dans une scène qui était une copie fidèle de celle-ci: une voiture garée au milieu des collines, deux cigarettes qui se consument et, en contrebas, la ville qui ressemble à ce que serait l’enfer si on y envoyait un bon électricien. »). A travers le récit de ce narrateur peu aimable se détache peu à peu une fascinante figure de fille perdue, entre solitude abyssale, bouteilles de gin et paranoïa, et qui n’est pas sans évoquer les fragilités et la lucidité désarmante qui suintent des carnets de Marilyn Monroe par exemple. Remarquablement traduit par la romancière Agnès Desarthe, le portrait en miroir de deux désillusions-soeurs, qui se frôlent sans parvenir jamais à créer de troisième temps -celui de l’amour et ses transcendances.

DE ALFRED HAYES, ÉDITIONS GALLIMARD, TRADUIT DE L’ANGLAIS (USA) PAR AGNÈS DESARTHE, 176 PAGES.

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