Critique | Livres

[Le livre de la semaine] Un homme cruel, de Gilles Jacob

Sessue Hayakawa dans Le Pont de la rivière Kwai © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Gilles Jacob retrace dans Un homme cruel la biographie éminemment romanesque de Sessue Hayakawa, immense acteur japonais tombé dans l’oubli.

[Le livre de la semaine] Un homme cruel, de Gilles Jacob

Étroitement associé au festival de Cannes, dont il fut longtemps l’inamovible délégué général avant d’en assurer la présidence de 2001 à 2014, Gilles Jacob s’est également multiplié sur le front littéraire, publiant, il y a une demi-douzaine d’années, de passionnants mémoires bercés de mélancolie (La vie passera comme un rêve) avant, plus près de nous, de revisiter la mythologie du 7e art à la faveur du roman Le festival n’aura pas lieu. deux ouvrages parmi d’autres d’un auteur dont la plume, élégante, respire au rythme du cinéma.

Il n’en va pas autrement aujourd’hui d’Un homme cruel, roman biographique que Jacob consacre à Sessue Hayakawa, acteur japonais aujourd’hui oublié, mais qui fut, au mitan des années 1910, la première star hollywoodienne d’origine asiatique, avant de connaître un destin mouvementé ponctué dans un monastère bouddhiste en 1973. Dans l’intervalle, ce ne sont pas une mais mille vies qui se sont écoulées, et l’auteur les égrène avec gourmandise et délicatesse, dans un ouvrage délaissant rapidement le champ de la stricte biographie pour convier le romanesque. Cette histoire d’une star fanée est tissée de nombreuses autres en effet, débutant sur un stupide pari d’enfance qui laissera Kintaro Hayakawa, dit Sessue, sourd d’une oreille. Petite cause, grands effets: la carrière militaire à laquelle le destinait son préfet de père se dérobe, lui ouvrant les portes de l’Amérique, qu’il ne tardera pas à avoir à ses pieds. Un film, Forfaiture de Cecil B. DeMille, en 1915, fait de lui une gloire du muet, l’équivalent en renommée d’un Chaplin, tout en l’imposant en « japanese lover » au même titre que Rudolph Valentino campait le « latin lover ». Et il faut le voir, en effet, sous les traits d’Haka Arakau, riche marchand d’ivoire et galant onctueux, révélant sa vraie nature en marquant au fer rouge celle qui a voulu se refuser à leur marché: « À l’écran, on ne verra de cette scène, qui va créer aussitôt le scandale, que la fumée de la chair grillée (le film est muet mais on la sent physiquement), fumée qui rend encore plus démoniaque la face impassible de l’homme cruel. »

L’auteur trouve là le titre de son roman, et Hayakawa un rôle emblématique qui sera aussi sa malédiction, lui qui devient abonné aux emplois d’Asiatiques fourbes, déclinés du muet au parlant où il fait ses premiers pas dans Daughters of the Dragon, en 1931 -il y campe un génie du mal, face à Anna May Wong, l’une des idylles qui n’entameront pas sa relation avec Tsuru Aoki, amour à l’épreuve des tumultes. Si sa filmographie comptera une centaine de titres, Jacob remplit aussi les pointillés d’une existence « bigger than life » qu’il rapporte à un contexte changeant, des années folles à la montée d’un racisme anti-nippon, et au-delà. « Trop occidentalisé pour les Japonais et trop moralisateur pour les Américains« , l’acteur vit sa vie balloté au gré des vagues, lui que l’on retrouve aux côtés de Claudel pendant le tremblement de terre de Tokyo, en 1923; qui est donné mort (et enterré au cimetière des suicidés) sur un tournage à Monaco; qui rejoint les rangs de la Résistance à Paris -nom de code: Péril jaune-, et l’on en passe, un appel de Bogart l’arrachant à la langueur pour le rappeler à Hollywood pour Tokyo Joe. Huit ans plus tard, en 1957, Le Pont de la rivière Kwaï le voit renouer avec la gloire. La paix viendra plus tard, dans ce monastère dont le supérieur lui proposera, pour épitaphe: « Autrefois connu, il apprit à se connaître. »

DE GILLES JACOB, ÉDITIONS GRASSET, 320 PAGES. ***(*)

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