Critique | Livres

Le livre de la semaine: Tao Lin – Taipei

Tao Lin © Noah Kalina
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

ROMAN | Le dandy geek Tao Lin persiste dans la creusée d’une nouvelle littérature made in Brooklyn, aussi géniale que profondément irritante.

Le livre de la semaine: Tao Lin - Taipei

C’est devenu une blague sur le Net aux Etats-Unis: mentionnez le nom de Tao Lin sur un chat, et il se trouvera invariablement quelqu’un pour répondre: « Go to bed, Tao Lin. » C’est qu’on soupçonnera toujours ledit Tao, dandy d’un nouveau genre, coqueluche des geeks américains lettrés et véritable sangsue des réseaux sociaux, de travailler dans l’ombre (et sous pseudos si nécessaire) à son auto-promotion sur le Web, tout en rinçant régulièrement la communauté d’articles en guise de mode d’emploi à sa philosophie (How to be Considerate on the Internet ou How to Give a Reading on Mushrooms).

Son motto? L’omniprésence. Hyper connecté au point d’en oublier de dormir (et de vivre?), ce New-Yorkais d’origine taïwanaise (tout juste 30 ans) fait dorénavant aussi parler de lui en français.

Ecriture sous influence

En 2012, on découvrait Richard Yates (d’après l’auteur magnifique de La Fenêtre panoramique, tout en étant on ne peut plus éloigné de son héritage), déroulé kilométrique et exhaustif des conversations virtuelles de deux adolescents nihilistes et névrosés. Suivront Thérapie cognitive du comportement (un recueil de poésie) et le mini-récit Vol à l’étalage chez American Apparel. Autant de récits directement ponctionnés sur le quotidien (inquiétant de mornitude) de leur auteur, dont l’oeuvre sera rapidement assez adéquatement qualifiée d' »Asperger realism ». Il est à nouveau définitivement question de plongée autistique dans Taipei, récit caméra à l’épaule (la nervosité en moins) de la vie de Paul, jeune romancier brooklynien en vue: les lectures qu’il donne défoncé de ses livres dans des librairies, les relations sexuelles et/ou amoureuses auxquelles il consent avec un enthousiasme mort-né, les « trucs » sur lesquels il travaille la nuit sur son Mac, la MDMA et les Xanax qu’il ingère avec des smoothies vitaminés bio pour atteindre un semblant de fluidité existentielle. Difficile de ne pas y voir un double de papier de l’écrivain lui-même. A tel point que quand Paul expose son projet d’écriture, c’est Tao Lin qui parle: « …il se dit sans certitude qu’il avait écrit des livres pour expliquer aux gens comment parvenir jusqu’à lui, pour décrire la géographie particulière de l’autre monde dans lequel il était reclus. » L’autre monde, ou la science-fiction à portée de contemporain: un univers qui charrie dégoût de soi et vacance généralisée d’une génération choyée en difficulté de maturité, ployant sous le désinvestissement social et l’absence de sens. Ce vide, Lin le reconduit, parfaitement raccord, par une écriture blanche, une syntaxe inspirée des réseaux et une voix volontairement apathique et déconnectée. A la lecture, forcément, l’ennui et l’irritation guettent, sauvés çà et là par l’humour et les fulgurances poétiques presque surréalistes d’une écriture sous influences (les trips hallucinatoires cosmiques post-LSD de Paul, ses sublimes et extatiques visions du ciel). Que les choses soient claires: le démissionnaire Tao Lin n’offrira à son lecteur ni la texture d’un récit consistant, ni le confort d’une histoire qui aurait la moindre idée de sa conclusion. Mais plutôt la percée d’une conscience, aussi autistique et dépressive soit-elle. Et le tempo lancinant du vide: celui d’un certain XXIe siècle « first world problem » pathétique, hypnotique et bouleversant à sa façon.

  • De Tao Lin, éditions du Diable Vauvert, traduit de l’anglais (USA) par Charles Recoursé, 346 pages.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content