Critique | Livres

Le livre de la semaine: Régis Jauffret – La Ballade de Rikers Island

Régis Jauffret © DR
Baptiste Liger

ROMAN | Inspiré par l’affaire Strauss-Kahn, Régis Jauffret dépeint une comédie humaine où les vices sont à la hauteur de la position sociale des protagonistes. Brillant.

Le livre de la semaine: Régis Jauffret - La Ballade de Rikers Island

On a les chambres qu’on mérite. Loin de la suite du palace new-yorkais qu’il occupait quelques heures plus tôt, un Français se retrouve enfermé dans une cellule de Rikers Island. Motif? Il aurait éjaculé dans la bouche d’une femme de chambre, pas forcément consentante. « Une Négresse, une de ces femmes dont on se résignait autrefois à s’attacher les services quand on n’avait pas trouvé de Bretonne », pense-t-il probablement. L’homme doit dire adieu à ses prétentions de pouvoir, à cause de son pénis trop envahissant, « devenu un Donald sans pattes qui couinait ». Une bestiole de Disney? A se demander si la vie ne serait rien d’autre qu’une visite dans un parc d’attractions trop gai pour ne pas être sinistre, où l’on serait tour à tour touriste jovial ou canard hystérique…

Il n’est guère besoin d’être un drogué aux actualités pour se remémorer les faits survenus au Sofitel, le 14 mai 2011, et le long feuilleton politico-médiatico-judiciaire qui a suivi. Qu’est-ce que la littérature peut apporter aux images montrées jusqu’à saturation? « La réalité augmentée », si l’on en croit la définition que Régis Jauffret donne du roman, en ouverture de La Ballade de Rikers Island.

Vices et vertus

Après avoir proposé sa vision des sinistres affaires Stern (Sévère) ou Fritzl (Claustria), l’écrivain a donc choisi de s’emparer de cette histoire digne du Bûcher des vanités, non pas pour remplir du vide ou émettre des théories fumeuses, mais pour en user comme d’une matière première. Dans une écriture aussi clinique que lyrique, il préfère scruter jusqu’à l’os ses protagonistes: un « baiseur fou » peut-être pas si brillant qu’on ne l’a dit, son épouse tentant de gérer une situation dont elle se serait volontiers passée, et Nafissatou, « la première Peule à être mondialisée ».

La Ballade de Rikers Island dépasse toutefois la simple évocation factuelle, en s’ouvrant vers le récit. Outre une ubuesque odyssée new-yorkaise en vue notamment d’occuper la chambre 2806, Jauffret raconte un séjour en Afrique, en compagnie d’un vieux Russe blanc et d’un dénommé monsieur Bonté, afin de découvrir le village de la présumée victime, Tchiakoullé. Le narrateur se retrouve dans un hôtel appartenant à la même chaîne que l’établissement du scandale, où traînent des filles prêtes à « passer une demi-heure dans la chambre d’un client qui pour leur prestation glissera dix euros dans leur pochette en faux lézard avec par-dessus les échantillons de la salle de bains ».

Sans en avoir l’air et sans moralisme gratuit, Jauffret dépeint surtout un monde gangrené par ses vices -petitesses individuelles ou lois du marché. Alors qu’on est impressionné par la puissance du regard, l’écrivain clôt sa grande comédie humaine avec cinq pages sidérantes, traitant les faits comme s’ils relevaient du non-événement, et revenant sur l’origine de l’histoire, celle d’une femme qui ne veut pas perdre son travail. Qui se demande naïvement: « Est-ce que les clients ont le droit de faire tout ce qu’ils veulent avec nous? »

  • DE RÉGIS JAUFFRET, ÉDITIONS DU SEUIL, 428 PAGES.

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