Critique | Livres

[Le livre de la semaine] La Splendeur dans l’herbe, de Patrick Lapeyre

Patrick Lapeyre © DR
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

Au départ d’une idée anti-romanesque, Patrick Lapeyre scrute les origines du désir amoureux et construit un suspense sentimental hypnotique.

La passion amoureuse, ce ravage. Il y a ses protagonistes, ceux qu’elle frappe un beau jour et qui quittent tout pour s’y vautrer avec plus ou moins de bonheur (ceux-là font les délices de la littérature). Il y a aussi ses grands oubliés, ceux qu’on dés-aime et abandonne au nom d’un coup de foudre soudainement advenu pour un autre. C’est ce versant moins exposé, décidément moins solaire, voire violemment anti-romanesque (la passion amoureuse, vue par les perdants) que le Français Patrick Lapeyre (La vie est brève et le désir sans fin, prix Femina 2010) choisit d’arpenter dans La Splendeur dans l’herbe. Quand le livre s’ouvre, la rencontre, la séduction, les atermoiements, la transgression, les cas de conscience ont déjà eu lieu, avec pour conséquence que Giovanni et Emmanuelle, amants adultères, sont partis s’aimer sur l’île de Chypre. Ils ont tout laissé derrière eux -largué surtout les couples qu’ils formaient respectivement avec Sybil et Homer, la quarantaine abasourdie. Restée sur le carreau, Sybil trouve le nom et l’adresse de Homer dans les papiers de Giovanni, et l’invite chez elle -une invitation à se rencontrer entre amants délaissés, à tenter de comprendre, à évoquer les absents. Se produit alors cette chose aussi prévisible qu’inattendue: dans l’ombre de ceux qu’ils appellent pudiquement « les autres », Homer et Sybil, leurs « doubles mélancoliques, restés en souffrance à Paris », vont entamer une curieuse relation décalque -par une « permutation totalement imprévisible, chacun des deux couples était devenu l’image inversée de l’autre ».

Romance de coulisses

[Le livre de la semaine] La Splendeur dans l'herbe, de Patrick Lapeyre

Cette dynamique du renversement, Lapeyre en joue tout au long de son roman, éloignant son lecteur des intensités de l’épicentre, et le privant du soleil de Chypre où se déploie au même moment la passion qui donne son sens à l’histoire qu’il a sous les yeux -celle de deux ombres. L’air de ne pas y toucher (cette prose calme, doucement ironique), le romancier sait pourtant ce qu’il fait: resté dans les meubles après la déflagration, son roman scrute la manière dont le désir circule au sein, non d’un traditionnel triangle, mais bien d’un quadrilatère amoureux. Comment se substituer aux fantômes? Comment cesser d’idéaliser les deux envolés? Comment désirer un être quand il représente son propre échec en miroir? Sous l’influence sournoise de l’autre couple (ces entremetteurs inattendus), Homer et Sybil peinent à incarner leur flamme de second choix. Avec la relation précautionneuse et platonique de ces anti-héros très discrets, comme prisonniers d’une érotique de la conversation à la rythmique répétitive et hypnotisante, l’auteur du Corps inflammable réécrit de façon singulière le plus niais et le plus fascinant de tous les suspenses romanesques: Homer et Sybil finiront-ils par s’aimer? Raconté entièrement du point de vue de Homer, le roman alterne aussi avec des pans de l’histoire de sa mère pour dresser au final le tableau sentimental d’un homme, de l’origine du désir jusqu’à ses points aveugles (on ne pénètre pas davantage le secret de l’histoire d’amour de ses parents que celui des nouvelles histoires de ses anciennes amours). La splendeur dans l’herbe, quant à elle, est présente partout: manière sensible, un peu japonaise, dont Lapeyre use de scènes de forêts et de jardins comme d’une toile changeante sur laquelle viennent se projeter les différentes saisons d’un amour qui, bien qu’arrivé incidemment, finit décidément par faire roman.

ROMAN DE PATRICK LAPEYRE, ÉDITIONS POL, 384 PAGES.

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