Critique | Livres

Le livre de la semaine: L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage

L'Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, de Haruki Murakami. © DR
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

Après l’ahurissante success-story de sa trilogie 1Q84, Haruki Murakami revient avec un roman plus resserré, récit au tempo triste et pénétrant.

Encore raté. Pressenti depuis 2006 pour l’obtention du Prix Nobel, Haruki Murakami s’est donc fait prendre de court par Patrick Modiano -autre grand romancier du ressassement et de la mélancolie. Qu’à cela ne tienne, depuis le début des années 80 et La Course au mouton sauvage, l’écrivain et nouvelliste nippon peut se targuer d’être prophète en son pays et au-delà. Après une trilogie des plus exposées (après s’être écoulés à 4 millions d’exemplaires rien qu’au Japon -soit six fois plus vite en moyenne qu’un épisode de Harry Potter-, les trois romans de 1Q84 seront traduits dans près de… 50 langues), Haruki a donc décidé d’en revenir, avec L’Incolore Tsukuru, à une oeuvre plus sobre, moins ramifiée -moins picaresque. L’intrigue en est simple, qui remonte doucement la piste d’un événement traumatique: adolescent, Tsukuru Tazaki faisait partie d’un groupe de cinq amis inséparables -le hasard voulant qu’ils présentent quasi tous dans leur patronyme une couleur. Il y avait là les surnommés Rouge, Bleu, Noire, Blanche et Tsukuru -seule composante « incolore » du quintette, le jeune homme en nourrira la conviction d’être différent, insipide et sans personnalité. Une crainte diffuse qui prendra bientôt corps: parti à Tokyo pour y mener des études (son rêve est de construire des gares), Tsukuru se fracassera à son retour sur une exclusion autoritaire, irrévocable et inexpliquée de la part de ses amis -couperet qui provoquera un choc existentiel et réécrira d’une certaine façon sa destinée à l’aune d’un suicide éveillé. A l’approche de la quarantaine, et d’une histoire d’amour qui prend des contours décisifs, Tsukuru, devenu ingénieur, se lancera dans un pèlerinage allant de Nagoya jusqu’en Finlande.

Le Mal du pays

Quel rôle joue-t-on dans un groupe? Comment les autres nous perçoivent-ils intimement? Quelle trace imprime-t-on dans la vie de ses amis? Questions torturantes et doutes identitaires cuisants, prose d’une sobriété flirtant parfois avec l’hygiénisme: c’est là tout l’art harukien de la réunion des contraires. Embrassant son thème de manière presque imperceptiblement obsessionnelle, Murakami met en place un authentique suspense contrarié: remontant le fil de sa résolution, le récit n’en emprunte pas moins divers embranchements temporels, digressions et flash-backs venus éclairer ou enfumer sa progression. Surimprimant trois époques et leurs alternatives avalées par le cours du temps dans un seul mouvement lisse et fluide, recourant comme à son habitude aux potentialités stylistique et érotique du rêve, Murakami excelle à produire une fascinante sensation de coexistence des réalités, et des niveaux de conscience. Entre l’histoire d’amour de La Ballade de l’impossible et l’apprentissage de Kafka sur le rivage, sans toutefois jamais atteindre la puissance de ces livres marquants et inépuisables, L’Incolore Tsukuru juxtapose quête de vérité et de temps. « Je pense que la vérité est comme une ville ensevelie dans le sable. Plus le temps passe, plus la couche de sable qui la recouvre est épaisse. Il peut aussi arriver que la sable finisse par être balayé avec le temps et que les contours de la ville soient mis au jour. » Baigné d’une bande originale paisiblement déchirante au haut pouvoir élégiaque (le sublime Mal du pays de Franz Liszt), L’Incolore Tsukuru est une recherche du temps perdu par temps calme.

L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage

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