Critique | Livres

Le livre de la semaine: Emmanuelle Richard – La Légèreté

Emmanuelle Richard © Patrice Normand
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

ROMAN | Emmanuelle Richard entre en littérature avec un teenage novel à la frontière de l’intime et du social. Une sorte de Pauline à la plage relu par Bourdieu.

D’entrée de jeu, sur la page de garde, Emmanuelle Richard cite le groupe français Mendelson et le philosophe Theodor W. Adorno. Le premier a écrit ce qui est sans doute l’une des plus belles évocations, bruissante de nostalgie, d’une adolescence eighties (1983 Barbara), le second a intellectualisé les rapports de domination dans l’industrie culturelle. La jeune femme, née en 1985 en banlieue parisienne, circonscrit là son projet: brosser un portrait de jeune fille passé au crible de l’arme sociologique. C’est dire que, toutes proportions gardées, on retrouve ici quelque chose de l’entreprise d’un Edouard Louis, autre jeune primo-romancier qui balançait il y a quelques semaines le choc En finir avec Eddy Bellegueule (lire son interview).

Le livre de la semaine: Emmanuelle Richard - La Légèreté

Partie avec son jeune frère et ses parents pour des vacances qui s’annoncent comme un long calvaire sur l’île de Ré, l’héroïne de La Légèreté scrute le monde du haut de ses 14 ans électriques et incompris. A l’arrière-plan des repas de famille, toujours légèrement à distance des siens, elle prend le parti de s’ennuyer. Détailler les pores de son visage dans la glace, nourrir son imagination de promenades solitaires sous une chaleur blanche et fantasmer le garçon qui la débarrassera de son encombrante virginité. C’est le temps de l’adolescence, celui d’une attente immense, irrationnelle, que quelque chose se passe, juxtaposée au constat que rien ne vient, dans la langueur anesthésiante de « journées d’été normales, heureuses et vides à se taper la tête contre les murs ». C’est une conviction urgente: si elle ne fait rien, elle pressent qu’elle aura bientôt raté sa vie, de la même manière qu’elle voit échouer ses parents.

Hommage à Annie Ernaux

Car le noeud du livre est aussi social, brodé sur le motif du déclassement cher à Bourdieu. S’établissant temporairement dans une maison rhétaise « simple et bourgeoise, prêtée ou soldée peu importe », la famille, genre modeste, est propulsée malgré elle dans un monde inconnu de résidences secondaires et de plaisanciers. Une famille qui emporte en vacances ses propres bouteilles d’huile et de vinaigre pour ne pas devoir en racheter, « une famille qui regarde les prix et parle d’argent à table », fait des remarques sur ce que les autres possèdent et trahit son extraction sociale à sa manière de passer commande au restaurant. A contrario, la jeune fille trouve les individus qui l’entourent beaux et hautement désirables. Leur aisance financière et sociétale, leur maîtrise de codes mystérieux et invisibles, la ramènent par comparaison à des sentiments diffus et compliqués -parfois assez hilarants aussi- de honte.

Face à ce projet à la croisée de l’intime et du social, écrit au féminin singulier, on pense forcément à Annie Ernaux, écrivain qui règne, depuis 1974 et Les Armoires vides, sur une vaste entreprise autobiographique sous perfusion sociologique. Sans la nommer, Emmanuelle Richard lui rend hommage, faisant lire à son héroïne des romans dans lesquels on reconnaît successivement L’Occupation et Passion Simple, le propre journal d’Ernaux. Sans atteindre ces sommets, La Légèreté suit là une bien belle piste. Dans une géographie faite de terrasses surchauffées et de lumière surexposée sur herbes brûlées, un premier roman sans complaisance, rêche et sensible, sur le malaise adolescent. Prometteur.

  • LA LÉGÈRETÉ, DE EMMANUELLE RICHARD, ÉDITIONS DE L’OLIVIER, 273 PAGES.

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