[Le livre de la semaine] Elle regarde passer les gens, de Anne-James Chaton

Anne-James Chaton © Catherine Hélie/Gallimard
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

ROMAN | Le poète Anne-James Chaton retrace une histoire du XXe siècle à travers le destin de treize femmes en fondu enchaîné. Un défi à la biographie -et à la langue.

Poète sonore et plasticien, complice régulier, sur scène, de l’ex-Sonic Youth Thurtson Moore et du guitariste de post-punk anglais Andy Moore (The Ex) avec qui il a créé un Guitar Poetry Tour, Anne-James Chaton (oui, c’est un pseudo) a un ADN hybride et le goût de la performance. Sa dernière idée d’écrivain se situe au croisement aventureux des genres de la biographie et de la science-fiction: un livre auquel une figure féminine unique (« elle ») fournirait, au fil d’infinies et mouvantes réincarnations, un filtre pour une Histoire accélérée du XXe siècle.

« Elle regarde passer les gens. Elle est assise sur un banc. Elle lit le journal. Elle lit L’Aurore. Elle découvre la lettre d’Emile Zola. Elle n’est pas d’accord. Elle est convaincue de la culpabilité de Dreyfus. Elle ne changera pas d’opinion. Elle retourne à son atelier. Elle travaille à un plâtre. Elle a achevé le modelage de l’argile. Elle a laissé sécher la terre. » Nous sommes en France, en 1898, et bien qu’elle ne soit jamais nommée, c’est la figure de Camille Claudel qui se détache en première héroïne. Ouvrant le roman et le XXe siècle dans le même mouvement, la sculptrice et amante de Rodin se fera ensuite tour à tour photographe surréaliste, écrivain anglaise, sex-symbol français, femme d’Etat, espionne, peintre mexicaine, actrice hollywoodienne…

[Le livre de la semaine] Elle regarde passer les gens, de Anne-James Chaton

Une carrière furieusement plastique qui prendra, au fil des pages, la forme de treize destinées de femmes illustres en fondu enchaîné, invariablement désignées par « elle », et dans lesquelles à force d’indices disséminés on reconnaîtra notamment Virginia Woolf, Frida Kahlo, Marilyn Monroe, Janis Joplin ou Lady Di (on en cite quelques-unes pour l’exemple, car les identifier est précisément l’un des jeux du texte). Uniques et interchangeables, quelconques et célèbres, humaines et immortelles (Chaton sauve Woolf du suicide, Joplin de son overdose, etc.), les treize silhouettes se succèdent comme autant de vestales au chevet de la modernité.

Elle+verbe

Austèrement balisée façon manuel d’Histoire (« Le Nouveau Siècle », « La Grande Guerre », « Les Années folles », « La Grande dépression »…), l’épopée de Chaton a ceci de remarquable qu’elle s’est astreinte sur la forme à un protocole affolant de difficulté: chacune de ses phrases, très courtes, y commence en effet par « elle+verbe ». D’abord logiquement obnubilé par cette contrainte, et par la prouesse qui consiste à la tenir 264 pages durant, le lecteur est ensuite aspiré par le véritable tourbillon existentiel qu’elle produit. Il faut dire que le destin de ces héroïnes est sans temps mort, matière à la fois squelettique et exhaustive faite d’une suite heurtée de faits, dates, noms et actions, entre anecdotique et iconique (certains de ces gestes accomplis font désormais partie de l’Histoire). Savoir, demander, travailler, comprendre, hurler, décider, séjourner, essayer, attendre, souffrir, être, avoir peur, aimer: où l’on se souvient que, vu d’en haut, nos vies ressemblent à de curieux empilements.

Des coulisses de l’Exposition universelle de 1900 à cette voiture qui s’engouffrera trop vite sous le Pont de l’Alma, le livre parvient à dire les époques, le passage du temps, les actes individuels et l’histoire collective. Et Anne-James Chaton à relever un défi littéraire qui ressemble beaucoup à son pseudonyme: improbable, mais très classe.

DE ANNE-JAMES CHATON, ÉDITIONS VERTICALES, 264 PAGES.

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