Critique | Livres

[Le livre de la semaine] Continents à la dérive, de Russell Banks

Russell Banks © Andersen Ulf
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

RÉÉDITION | En 1985, Russell Banks racontait la tragédie de deux migrants dans un monde en voie de globalisation. Un roman -réédité- furieusement prémonitoire.

On ne présente plus Russell Banks. Grand fauve de la littérature américaine, le septuagénaire barbu est connu autant pour sa bonne dizaine de romans et recueils de nouvelles sondant l’envers glauque du décor de son pays ou de la mondialisation (Pourfendeur de nuages, American Darling…) que pour ses prises de position politique radicales qui l’ont amené à croiser Fidel Castro et à fréquenter les ténors du mouvement pour les droits civiques, Maya Angelou en tête. Ne se cachant pas derrière un pudique devoir de réserve comme pas mal de ses collègues, cet Hemingway des temps modernes revendique haut et fort son penchant à gauche, héritage d’une enfance passée sous le seuil de pauvreté et les coups d’un père alcoolique. À la veille de l’élection qui a porté Trump au pouvoir, il transformait encore ses interviews promo en tribune militante, déclarant notamment au Monde que « la manière dont le pays abuse de l’énorme pouvoir acquis au sortir de la Seconde Guerre mondiale est devenue très destructrice. Je pense à la prolifération des bases américaines ou au contrôle de l’économie internationale par les Etats-Unis à leur bénéfice exclusif. Je suis aussi catastrophé par notre manque de respect pour l’environnement. Nous allons au désastre. »

Vogue la galère

[Le livre de la semaine] Continents à la dérive, de Russell Banks

Animés d’une foi viscérale dans le pouvoir de la littérature -elle a été la bouée de sauvetage de sa jeunesse chahutée-, ses livres ne se contentent pas de divertir, ils cartographient le monde dans les coins mal éclairés -les marginaux, les rebelles, les insoumis…- avec l’espoir pour cet évangéliste sans dieu de provoquer un déclic, une prise de conscience chez le lecteur. C’était déjà le cas en 1985 quand il a écrit l’un de ses chefs-d’oeuvre, Continental Drift, couronné du Pulitzer. Sorti en français sous le titre Terminus Floride deux ans plus tard, ce roman tire en parallèle les fils du destin chaotique de deux émigrés, un « de l’intérieur » -Bob Dubois, réparateur blanc de chaudières du New Hampshire au bout du rouleau qui rallie la Floride avec l’espoir de décrocher sa petite part de rêve américain mais va vite déchanter, ajoutant aux échecs professionnels la déchéance morale, le tout sur fond de ségrégation raciale persistante-, l’autre « de l’extérieur » -Claude Dorsinville, ado noir fougueux qui fuit Haïti avec sa tante à la suite d’une tornade et espère entrer illégalement aux Etats-Unis par la mer. Deux récits qui ne se croiseront qu’en bout de course, deux styles d’écriture aussi -descriptif et clinique pour Dubois, proche du conte pour la famille Dorsinville-, mais une seule et même claque, celle réservée aux perdants.

Ce procès sans appel d’un modèle libéral qui marche sur la tête, grand pourvoyeur de désenchantement, bénéficie aujourd’hui d’une réédition, nouvelle traduction en prime, sous le titre Continents à la dérive (déjà utilisé lors de sa sortie en poche en 1994). Opportunisme commercial? Paresse éditoriale? Non. A la lecture de cette épopée tragique âpre sur la condition (in)humaine, il paraît évident que soit rien n’a changé en 30 ans, soit Banks est un visionnaire qui avait perçu déjà à l’époque de Reagan les prémices de la catastrophe et anticipé les dégâts des tares congénitales de l’Amérique comme le racisme, l’obsession des armes à feu ou l’exploitation des réfugiés. Dans les deux cas, ces Continents méritent largement un rappel et des applaudissements.

DE RUSSELL BANKS. EDITIONS ACTES SUD, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ETATS-UNIS) PAR PIERRE FURLAN. 577 PAGES. ****(*)

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