Le bruit et la fureur de William Faulkner (classiques de la littérature 5/7)

Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Dans une langue tumultueuse, Faulkner détourne un drame familial sudiste en épopée universelle. Une expérience sensorielle dont on ne sort pas indemne.

Le bruit et la fureur de William Faulkner (classiques de la littérature 5/7)
© Folio

La littérature n’est pas toujours un long fleuve tranquille de mots serpentant entre les berges d’une réflexion bien ordonnée. Sous la plume de certains romanciers plus écorchés, elle peut prendre la texture de la lave en fusion, jaillissant en flots incandescents des abysses d’un inconscient rongé par les flammes. Cette littérature-là brûle les sens, défie la raison et les sentiments du lecteur. William Faulkner (1897-1962) pourrait en être le chef de file.

Indissociable de ce Sud moite et ségrégationniste qu’il déteste autant qu’il chérit, comme une maladie à laquelle on finit par s’attacher, le Prix Nobel 1949 a passé sa vie à labourer le champ des obsessions et perversions enracinées dans cette terre aride où les frontières de l’humanité se disloquent sous la chaleur écrasante et une vision biblique du monde.

Ce magma émotionnel et son cortège de dégénérescences irriguent Le bruit et la fureur (titre emprunté à une scène du Macbeth de Shakespeare), qui paraît en 1929 et assoit définitivement la réputation du jeune Faulkner auprès de l’intelligentsia. Suivront d’autres grands livres frappés par la foudre, comme Sanctuaire en 1931 -lequel lui ouvrira les portes du succès-, mais Le bruit et la fureur est le plus puissant, le plus dérangeant, le plus paroxystique de la bibliothèque faulknérienne. Une sorte d’archétype. Et un monument des lettres américaines.

Construit comme une symphonie en quatre mouvements, ce drame se déroule dans l’ombre d’une vieille famille du Mississippi, autrefois prospère mais qui vit désormais dans la misère et la rancoeur. Trois générations s’y côtoient. Ou plutôt s’y affrontent dans une atmosphère suffocante de jalousie et de haine. En haut de l’arbre généalogique figurent Jason Compson et sa femme Caroline, marâtre aux nerfs fragiles. Un cran en dessous on trouve leurs trois fils, Quentin, Jason et Maury (rebaptisé Benjy), et leur fille Caddy. Le dernier étage est occupé par Quentin, la fille de Caddy, éprise comme sa mère de liberté. Autour de cette nef des fous gravitent les « nègres », la fidèle et charitable Dilsey en tête. A la solde des Blancs, ils observent leur manège sans toujours en comprendre la logique.

Voix intérieures

Voilà ce qu’un cerveau pourra décrire après s’être jeté dans les flots et avoir atteint l’autre rive, 370 pages plus loin, sans se noyer. Car l’écrivain, fidèle à cette voie intérieure qui l’habite et lui dicte une logorrhée fiévreuse, disloque le temps et les conventions grammaticales pour se mettre au diapason des pensées tortueuses de ses protagonistes. A commencer par Benjy, simple d’esprit dont la palette expressive se résume au mutisme, au grondement et au cri, et qui sera pourtant le premier narrateur de l’histoire. Faute de sens commun, il nous fait partager ses sensations comme elles viennent, c’est-à-dire en dépit du bon sens, alimentant un flux chaotique d’images rebattant les cartes chronologiques mais accédant par sa sensualité syncopée à une forme de poésie. De ce brouillard surgit miraculeusement une trame narrative -le mariage arrangé de Caddy tombée enceinte, le décès de la grand-mère, la malédiction de Benjy…- dont les fils vont se resserrer dans les trois chapitres suivants: celui, le plus déchirant, où Quentin, confus et désespéré, prend la parole avant de se suicider, celui où Jason junior montre l’étendue de son ignominie, et enfin celui, le seul sans intermédiaire, qui donne une vue extérieure de cet enfer miniature.

Truffé d’ellipses, de pièges (à cause des prénoms notamment), le style faulknérien déconcerte mais rend palpable comme nul autre les émotions. En nous plaçant directement dans la tête des personnages, l’auteur dégorge les âmes mieux que ne pourrait le faire un récit bien peigné.

Comme l’explique son traducteur français dans la longue préface, qui est aussi une sorte de mode d’emploi livrant quelques clés de l’univers, Le bruit et la fureur n’est pas d’un abord aisé. On est loin de la prose édulcorée et prémâchée. Il faut accepter d’avancer à l’aveugle, de se perdre souvent. Mais l’effort est récompensé. Le spectacle des étoiles qui surgissent dans la nuit caniculaire est magnifique. Bref, un roman sensoriel magistral, intimiste et universel, tissé dans la douleur et la mélancolie.

  • LE BRUIT ET LA FUREUR, DE WILLIAM FAULKNER, ÉDITIONS FOLIO, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ETATS-UNIS) PAR MAURICE EDGAR COINDREAU, 382 PAGES.

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