L’ex-marine Phil Klay raconte la guerre de l’intérieur, en 12 nouvelles de gros calibre

Phil Klay © Hannah Dunphy
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Ex-marine ayant combattu en Irak, Phil Klay publie un recueil de nouvelles à haute intensité sur le sort de soldats ordinaires pendant et après leurs missions. Un témoignage à vif sur la guerre lu et approuvé par Obama himself.

Il faut un gros effort d’imagination pour se représenter ce jeune trentenaire avenant et propre sur lui en treillis militaire dans l’enfer irakien. On est loin de l’image archétypale du G.I. aux idées et aux cheveux courts véhiculée par le cinéma. Phil Klay a pourtant passé un peu plus d’un an dans la province d’Al-Anbar, l’une des plus agitées, entre 2007 et 2008. Et s’il n’était pas en première ligne, son rôle d’intermédiaire avec les médias, et donc de guide, lui a donné une vue panoramique de l’intervention, de la vie monotone au camp à l’agitation fiévreuse des combats. La mort qui rôde, la peur qui aveugle, les soldats qui agonisent, la folie qui guette, la sensation d’irréalité au retour, les séquelles psychologiques, il connaît.

« Je n’étais pas directement sur le front mais cette aliénation à la guerre, à son emprise, je l’ai ressentie, nous explique-t-il lors de son passage à Bruxelles. Je suis revenu pendant deux semaines au milieu de ma mission. J’avais vu un marine mourir une semaine avant de rentrer. Et quelques jours plus tard, je me balade sur Madison Avenue, il fait beau, les gens se promènent paisiblement, ils sont bien habillés, et ils n’ont aucune conscience de vivre dans un pays en guerre. Ce décalage provoque une sensation très étrange. Ça vous déstabilise et ça vous interpelle sur votre place et votre rôle dans tout ça. « 

Une expérience extrême et composite que ce vétéran rend incroyablement vivante et palpable dans un recueil de nouvelles féroce et ultra réaliste, Fin de mission, qui lui a valu une reconnaissance immédiate dans son pays, matérialisée par le prestigieux National Book Award 2014. En douze instantanés percutants comme une balle traçante, Klay tire le meilleur parti de la littérature pour traduire sur un mode viscéral la complexité de la guerre. Et par ricochet s’approcher au plus près du noyau en fusion de la condition humaine.

Une entreprise qui ne s’est pas faite en un jour. Une fois démobilisé, le jeune homme reprend des études de lettres à New York. Contrairement à d’autres anciens, il a la chance d’échapper rapidement à la sphère d’influence de l’armée, et de pouvoir se frotter à d’autres visions du monde, ce qui est un atout indéniable pour passer le cap. Mais le besoin de témoigner, de faire sortir ces sentiments mélangés qu’il trimballe sur le dos comme un paquetage, le rattrape très vite. En marge de son cursus classique, il s’inscrit alors à un atelier d’écriture pour les vétérans et se pique au jeu. « Au début, je travaillais sur un roman et des nouvelles en parallèle. Mais je me suis vite rendu compte que le format court était plus intéressant. Il me paraissait plus honnête pour ce que je voulais exprimer. Je n’avais pas envie d’un récit linéaire, lisse. Je voulais que chaque pièce de ce puzzle inachevé interagisse avec les autres, qu’elles se répondent, qu’elles se télescopent. Une structure éclatée plus proche de la réalité. »

L'ex-marine Phil Klay raconte la guerre de l'intérieur, en 12 nouvelles de gros calibre
© Caporal Thomas Griffith

Par le filtre à particules de la fiction, l’ancien officier de liaison souhaite explorer l’acte de tuer plutôt que de laisser moisir le dossier au fond de sa conscience. Il veut aussi décortiquer l’ambivalence morale, cet acide qui ronge les câbles des certitudes et dégouline sur les esprits les plus purs. Les insurgés sont les ennemis désignés. Mais les marines n’ont pas les mains propres pour autant. A cause du stress, de la frustration, du besoin de décompresser ou simplement pour sauver leur peau ou pour avancer sur l’échiquier tactique, les soldats franchissent constamment la ligne rouge. Ils n’ont pas le choix même s’ils tentent de l’ignorer, se voilant la face pour continuer à pouvoir se regarder dans le miroir.

Lendemains qui déchantent

La guerre a ceci de pernicieux qu’elle brouille en permanence les frontières morales. Dans un contexte de survie, des notions aussi évidentes que le bien et de mal deviennent des concepts abstraits, versatiles. Comme s’en fait l’écho une des histoires tricotées avec les fils de ses souvenirs personnels et des récits mal cicatrisés de camarades, il suffit d’un contexte violent, d’un commandant agressif et d’hommes plus belliqueux que la moyenne pour que la chasse aux membres d’Al-Qaida se transforme en expédition punitive aveugle. Les nobles aspirations se diluent dans la réalité des instincts que réveillent automatiquement les zones de combat.

L’autre grande question qui plane sur cette plongée au coeur des ténèbres est celle du retour à la vie normale, lesté du traumatisme et de la charge émotionnelle qui rendent délicate la greffe avec les proches. « On a tous en tête ces récits de vétérans du Vietnam ou de la Seconde Guerre mondiale qui affirment que les civils ne peuvent pas comprendre ce qu’ils ont traversé, embraie Klay. Je me disais que je serais différent. Mais on n’échappe pas au choc du décalage entre ce qu’on vit réellement, et qui fait de nous des hommes différents, et l’image faussée que les civils ont du conflit, et qui est largement façonnée par les médias. Certains pensent que tu es un dur parce que tu es allé là-bas. On te demande si tu as tué des gens comme si c’était un jeu. D’autres te traitent comme si t’étais foutu. Ils te disent que tu n’es pas obligé de parler de ce que tu as vécu. Quelque part c’est inévitable mais c’est très perturbant. »

Rien de vraiment nouveau sous le soleil. « On a aussi une image faussée de la Seconde Guerre mondiale. On est persuadés que les soldats sont fiers de ce qu’ils ont accompli puisque tout le monde est d’accord pour dire qu’ils ont agi pour le bien de l’humanité. Eh bien, j’ai rencontré dernièrement un vétéran de la Seconde Guerre mondiale, il détestait qu’on attende de lui cette autosatisfaction. Pourquoi? Tout simplement parce que la guerre lui a pourri l’existence, elle l’a brisé définitivement, peu importe que la cause soit noble. »

Photo prise par Phil Klay lors de sa mission en Irak.
Photo prise par Phil Klay lors de sa mission en Irak.© Phil Klay

A cela s’ajoute la rancoeur à l’égard de la nonchalance, quand ce n’est pas de la culpabilité, d’une population qui fait confiance à un incapable notoire pour diriger les opérations, à savoir l’ancien secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld alors que des hommes comme lui acceptent de mettre leur vie en jeu. Cet argument de la responsabilité a particulièrement touché Obama, attaché de presse de luxe du livre dernièrement sur CNN. Une piqûre de rappel douloureuse mais nécessaire quant aux implications des décisions prises dans les salons feutrés de Washington, a-t-il dit en substance.

Preuve que la raison déserte la ligne de front: l’intensité y est telle que certains en arrivent à se demander si cet état second, dopé à l’adrénaline, n’est pas naturel. « Il y a une vraie tentation de croire que la guerre est plus réelle que la vie civile parce que tout y est plus aigu, fait remarquer l’écrivain quand on aborde la question des militaires qui rempilent malgré les horreurs subies. Quand vous êtes dans l’infanterie, un geste aussi simple que faire correctement ses lacets peut être vital. Si vous tombez à cause d’un lacet mal fait vous vous mettez vous en danger mais aussi vos coéquipiers. »

Reste une énigme à percer avant de laisser filer la silhouette longiligne. Qu’est-ce qui pousse un jeune type à s’engager sans y être contraint? La réponse fuse, rôdée: « Parce que nous étions en guerre. Nous sommes cinq garçons dans ma famille. Trois à nous être engagés. Mes parents n’étaient pas militaires, mais ils étaient très attachés à l’idée de service. Ma mère a travaillé dans l’aide au développement durant trois ans, elle était fille de diplomate. Mon père était membre du Corps de la paix. Si j’étais né à une autre époque, j’aurais peut-être rejoint le Corps de la paix ou la diplomatie. Mais lorsque j’étais au collège, notre pays était en guerre. J’ai pensé que c’était la meilleure façon d’être utile. » Pour nous qui avons le patriotisme mou, cet élan civique transcendant la couleur politique (il n’a pas voté Bush qui a embarqué les Etats-Unis dans ce bourbier en invoquant un faux péril, et qui était encore aux commandes quand Klay a signé) laisse perplexe. Mais on dira que ça en valait largement le coup. Si pas sur le terrain militaire, sur celui, à peine moins miné, de la littérature.

Fin de mission

L'ex-marine Phil Klay raconte la guerre de l'intérieur, en 12 nouvelles de gros calibre
© Gallmeister

Si ce n’est pas la guerre, ça y ressemble furieusement. Dans Fin de mission, l’ancien officier des marines Phil Klay dresse l’inventaire chauffé à blanc du quotidien de soldats plongés jusqu’au cou dans le bourbier irakien. Douze nouvelles et autant de narrateurs, du simple soldat à l’officier en passant par le diplomate et l’aumônier, chacun raconte « sa » sale guerre. Première personne de rigueur pour plonger au coeur de l’effroi, coincé en première ligne, à la merci de ces émotions cannibales qui enrayent le cerveau. Ou au contact direct des désillusions et traumatismes de ceux qui sont rentrés dans un sale état. Mentalement et/ou psychiquement. Et tentent de recoller les morceaux sans vraiment y croire. La tension, la peur, la violence exsudent de ces textes fiévreux conçus dans un alliage viril et sophistiqué laissant filtrer ici et là un peu de douceur et d’humour -celui du désespoir bien sûr. Entre le récit suffocant du « nettoyage » d’une maison de l’horreur, l’insondable blues d’un revenant, la gabegie arrosée à distance par le politique et l’omerta qui protège les cinglés de service, toutes les variantes de la gangrène morale s’étalent au grand jour dans cette quête désespérée de sens. Un chef-d’oeuvre de la condition inhumaine.

DE PHIL KLAY, ÉDITIONS GALLMEISTER, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ETATS-UNIS) PAR FRANÇOIS HAPPE, 320 PAGES. ****

Comme l’écrivait récemment avec justesse l’écrivain Colum McCann, lui aussi impressionné par le tour de force de son ancien étudiant: « Personne ne survit à une guerre, pas même les vivants. Ceux qui en réchappent hébergent plusieurs tombes. Avec pour seule rémission une histoire à écrire. » Mission accomplie pour Phil Klay.

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