Laurent Raphaël

L’édito: Sommes-nous vraiment à la hauteur de la liberté?

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Liberté conditionnelle. « Au-delà de la posture morale qui sert avant tout à sauver les apparences, n’est-on pas pour la plupart atteints de ce que l’on pourrait appeler le syndrome Spotify? »

« Sur mes cahiers d’écolier/Sur mon pupitre et les arbres/Sur le sable sur la neige/J’écris ton nom. » Que ce soit sous la plume de Paul Éluard, au fronton de la République française ou dans la bouche des indépendantistes catalans, la liberté fait aujourd’hui figure de totem de la condition humaine. Depuis que l’Homme a pris ses distances avec l’au-delà, il a lié son destin à ce trésor à la fois précieux et encombrant. Précieux parce que la liberté nous rend maître de notre sort. Encombrant parce qu’elle nous oblige, envers nous-mêmes et envers les autres, et parce qu’elle impose une feuille de route exigeante. « La liberté consiste à se déterminer soi-même« , disait d’ailleurs le philosophe allemand Leibniz. Trois siècles plus tard, Sartre et les existentialistes iront encore un cran plus loin. Ni Dieu ni maître ni même inconscient à la rescousse de ses faiblesses, l’individu est prié de trouver en lui les ressources pour faire coïncider ses actes et ses paroles. D’où cette formule choc: « L’homme est condamné à être libre. »

On est donc loin ici de la définition de bazar qui voudrait réduire la liberté à un passeport pour la procrastination, la futilité et l’autosatisfaction. Même si tout ne tourne pas rond, l’idée prévaut sous nos latitudes que cette clé de voûte philosophique de la démocratie à l’occidentale bénéficie d’un cadre privilégié. L’arsenal juridique (lois sur la liberté d’expression, de culte, de circulation, etc.) et la richesse matérielle dispensent la lumière dont le libre arbitre a besoin pour s’épanouir. Si le capitalisme peut s’enorgueillir d’une réussite, c’est bien celle-là.

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C’est en tout cas ce que pourrait laisser penser un rapide tour d’horizon de la situation. La pub chante ses louanges, les partis politiques s’en parfument. Mais sommes-nous réellement à la hauteur du défi que nous impose la charge de la liberté? Le concept est sacré, personne ne dira le contraire. Et il arrive que nous élevions la voix ou battions le pavé quand elle est ouvertement menacée. Mais au-delà de cette posture morale qui sert avant tout à sauver les apparences, qu’en est-il de l’éthique individuelle? N’est-on pas pour la plupart atteints de ce que l’on pourrait appeler le syndrome Spotify? La plateforme de streaming musical met à portée d’oreilles des millions de titres, dans tous les genres imaginables. On peut y piocher ce qu’on veut, quand on veut. C’est open bar acoustique toute l’année. Et face à cette terre vierge grande comme l’Amazonie, que faisons-nous la plupart du temps? Nous nous replions sur des playlists choisies par des algorithmes en fonction de nos goûts… Ce serait déjà le lot de plus de 50% des utilisateurs d’après les derniers chiffres diffusés par l’industrie. Plutôt que de partir à l’aventure, nous restons donc sagement sur notre îlot de mélodies familières. Il en va de même pour la liberté. Nous pourrions secouer le cocotier, imposer des changements, tenter de nouvelles formules politiques. À la place, nous acceptons pour la plupart le moule que d’autres ont conçu pour nous, tout en étant persuadés -c’est ça le pire- d’agir à notre guise. D’où ce paradoxe, à l’origine de ce vertige métaphysique qui nous saisit dans des moments de lucidité, entre le vernis d’une pensée décomplexée et la réalité d’un mode de vie sous cloche. Une variante du simulacre postmoderne dénoncé par Baudrillard.

« L’Occident a chassé de nos vies la liberté, la joie et la responsabilité, pour y substituer la convoitise, la compétition, le chacun pour soi, la grisaille, les dettes, McDonald’s et GlaxoSmithKline« , regrette le penseur anarchisant Tom Hodgkinson dans un essai récent, L’art d’être libre dans un monde absurde (éditions Les liens qui libèrent). Et de flinguer cette impuissance de masse, résultat de l’angoisse savamment entretenue par les gagnants du système. « Les anxieux font de bons consommateurs et de bons travailleurs« , rappelle-t-il. Ce n’est sans doute pas un hasard si de plus en plus d’intellectuels haussent le ton pour nous arracher à notre torpeur. Naomi Klein enfonce le même clou de l’urgence d’aller voir ailleurs car Dire non ne suffit plus (éditions Actes Sud). Quant au philosophe Frédéric Gros, qui n’a rien d’un agitateur, il appelle à Désobéir (éditions Albin Michel) pour s’arracher aux mécanismes pervers de l’obéissance et de l’aliénation. Chacun à leur manière et sur leurs thèmes de prédilection, ils nous exhortent au fond à utiliser la pleine puissance de cette liberté qui moisit dans un tiroir. « Et par le pouvoir d’un mot/Je recommence ma vie/Je suis né pour te connaître/Pour te nommer/Liberté. »

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