Laurent Raphaël

L’édito: Nous sommes tous ego

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Dans un monde complexe qui cultive avec passion l’ambiguïté et la contradiction, il peut sembler vain de vouloir identifier des « métacauses » aux dérives du monde.

Nos actes, nos pensées ou nos comportements sont forcément le résultat d’une multitude d’interactions, d’influences, de collisions aussi difficiles à détricoter qu’une pelote de laine passée entre les pattes d’un chat. Pour autant, ce n’est pas parce que la voûte céleste est constellée d’étoiles qu’on ne peut pas y déceler ici et là des amas dont l’agencement dessine des formes cohérentes et reconnaissables -Grande ourse, Orion, Centaure, Lion… De même, si on étale tous nos problèmes actuels sur une grande table, du cas Weinstein à la disparition de 75% des insectes volants en passant par le terrorisme suicidaire ou les excentricités de Trump, il est possible de relier la plupart des points de tension entre eux en prenant comme critère de sélection l’individualisme. Cet ADN commun transcende en effet les causes -machisme, abus de pouvoir, impératifs économiques, radicalisation, etc.- propres à chaque fléau.

L’individualisme, cet ADN commun qui transcende les causes -machisme, abus de pouvoir, impératifs économiques, radicalisation, etc.- propres à chaque fléau.

Sorti du moule du libéralisme, le concept tarte à la crème de l’ego tout-puissant a été quelque peu délaissé pour cause d’indigestion rhétorique. Efficace pour ouvrir les portes branlantes du postmodernisme (et expliquer la fracture culturelle ou stigmatiser les excès en tous genres de la société de consommation), ce passe-partout conceptuel a été supplanté par des formules rhétoriques de plus gros calibre à mesure que la situation basculait dans un chaos illisible et mondialisé. On (re)parle désormais de choc des civilisations, de guerre des religions, où l’individu n’est plus que le jouet interchangeable d’une machination collective ou divine qui le dépasse. En prenant le problème à l’envers, non pas d’en haut mais d’en bas, on voit pourtant que le culte du « moi, je » inséminé largement avec la mondialisation explique bien des déviances. Si les prédateurs sexuels, qui sévissent à tous les étages de la pyramide sociale, de la rame de métro au bureau climatisé, ont laissé la morale la plus élémentaire au vestiaire, c’est bien parce qu’ils plaçaient la satisfaction immédiate de leur plaisir au-dessus de toute autre considération. L’égocentrisme forcené agit comme un badge donnant accès à l’open bar des fantasmes et désirs sans entraves. Après moi, le déluge. Même le kamikaze qui se fait sauter au milieu de la foule répond à l’appel non pas de l’islam mais de son hochet narcissique. Ce ne sont pas les grands principes de sa prétendue foi qui l’animent mais juste la perspective d’une place de choix au paradis. Il pense donc d’abord à lui, à son plaisir microscopique, même si le chemin de la destruction pour assouvir cet ego trip paraît complètement délirant. Sauf à considérer que l’individualisme maîtrise parfaitement l’art de la prestidigitation: il est capable de plier la réalité à sa volonté autocentrée.

La catastrophe écologique annoncée repose sur le même principe pervers. La nature s’époumone mais on continue à fabriquer et à acheter des 4×4, à rouler à l’essence ou au diesel, à s’entasser sur les routes en regardant un paysage en train de crever. Absurde, non? Oui si l’on se place du côté de la raison. Non si l’on chausse les lunettes à focale courte de l’ego qui mesure son petit bonheur à la distance qui le sépare de son prochain passage à l’acte. Dans notre grand aveuglement, nous pensons soit être dans notre bon droit, arc-boutés sur nos privilèges quand bien même tout s’écroulerait autour de nous. Soit au contraire ne rien pouvoir faire devant l’immensité du défi à relever pour changer le cours des choses. Dans les deux cas, le « je » qui a pris les commandes de nos émotions nous enfume pour continuer à se gaver tranquillement, c’est-à-dire sans que la mauvaise conscience ne gâche la fête. On s’invente des histoires qui nous déculpabilisent dans les grandes lignes. Seule solution: changer de disque. Diffuser une autre musique, qui fasse l’article d’un récit où le collectif, l’entraide, la solidarité sont les conditions de l’épanouissement individuel. Ou comme le dit le philosophe François De Smet dans son essai Lost Ego (éditions puf), « qu’Ego, par la grâce de l’enseignement, de l’éducation, de la culture et de la philosophie, soit tout simplement invité sans relâche au décentrement, à la mise en perspective, à la possibilité toute simple de se mettre à la place d’autrui: telle pourrait bien être notre unique chance de ne pas nous autodétruire à moyenne échéance. »

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