Laurent Raphaël

L’édito: Manuel de survie

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

« On ne compte plus les quadras et quinquas qui se remettent à jardiner, à cuisiner, à bricoler. Pour le plaisir ou pour passer à autre chose de plus gratifiant, de plus tangible. L’artisanat retrouve ses lettres de noblesse. »

Les moins de 30 ans n’ont pas eu la chance de goûter aux subtilités de l’enseignement « rénové » qui a fait fureur dans les années 80. Si les historiens retiennent surtout de cette tentative de démocratisation du système éducatif sa philosophie générale (décloisonnement des filières, suppression des cotations chiffrées, modernisation des programmes, etc.), j’en conserve pour ma part avant tout une odeur de compote et de picotement dans les doigts garnis d’échardes. L’une des innovations les plus étranges -du moins du point de vue de l’ado que j’étais- fut en effet d’insérer dans le cursus des deux premières années, dites d’observation, un florilège de cours manuels. Entre un théorème de math et une version latine, nous filions à la cuisine pour apprendre le b.a.-ba de la gastronomie ou à l’atelier pour raboter le bois de notre futur lampadaire.

Si cette formule pédagogique all inclusive a fait long feu, elle aura en tout cas eu le mérite de traiter le travail intellectuel et le travail manuel sur un pied d’égalité. Depuis, ces deux facettes du savoir humain n’ont cessé de s’éloigner, avec des fortunes diverses, comme deux frères dont l’un aurait brillamment réussi et occuperait un poste en vue alors que l’autre aurait galéré avant d’enchaîner les petits boulots. Car même si les plombiers font fortune aujourd’hui, dans l’inconscient collectif, il vaut mieux être un crevard derrière son PC qu’un ouvrier épanoui sur un chantier.

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Anesthésié par la propagande néolibérale vantant une société dominée par la pensée, on ne s’est pas rendu compte que non seulement un travail à la chaîne pseudo intellectuel en remplaçait peu à peu un autre (envoyer des mails toute la journée, est-ce vraiment moins abrutissant que de serrer des boulons à la queue leu leu?), mais surtout qu’on perdait peu à peu l’usage de ses mains, et les gratifications qui vont avec. Tout homme respectable avait chez lui un établi et une solide caisse à outils. Mon grand-père, sans être le MacGyver du quartier, enfilait tous les week-ends son bleu de travail pour faire la vidange de la voiture ou réparer un appareil électroménager en rade. Alors que comme bon nombre d’enfants de la génération Ikea, mon savoir-faire artisanal se limite à monter des étagères en kit…

« Ce déclin de l’usage des outils semble présager un changement de relation avec le monde matériel, débouchant sur une attitude plus passive et plus dépendante. Et de fait, nous avons de moins en moins d’occasions de vivre ces moments de ferveur créative où nous nous saisissons des objets matériels et les faisons nôtres, qu’il s’agisse de les fabriquer ou de le réparer« , écrit Matthew B. Crawford dans son puissant Éloge du carburateur (éditions La Découverte), dont le succès persistant depuis sa sortie en 2010 (l’écrivain Sylvain Tesson en fait encore les louanges dans le dernier numéro de Lire) traduit une préoccupation grandissante pour cette part manquante de nous-mêmes, complètement dissoute dans l’aliénation aux nouvelles technologies. Au fil de cet essai bien huilé, le docteur en philosophie reconverti en mécano moto raconte son besoin de se reconnecter avec sa moitié physique, pris à la gorge par un « sentiment d’irréalité, de perte d’autonomie et de fragmentation de la conscience » à force de baigner dans les abstractions et de regarder passivement le monde derrière son écran.

Il n’est pas le seul. On ne compte plus les quadras et quinquas qui se remettent à jardiner, à cuisiner, à bricoler. Pour le plaisir ou pour passer à autre chose de plus gratifiant, de plus tangible. L’artisanat retrouve ses lettres de noblesse. Chez Hide, concept store en devenir du côté de Vilvorde, on pourra acheter des gros cubes customisés, refaire sa garde-robe hipster, siroter un latte, mais surtout aussi remettre ses connaissances en mécanique et en électricité à jour ou se casser les ongles dans l’atelier. Le nom de ce projet hybride, « ressourcerie moderne », tient lieu de manifeste pour une société coupée artificiellement de ses racines organiques. Et qui a cru pouvoir s’affranchir de cette règle d’or de la condition humaine, énoncée en 1958 par Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne: la pensée et le geste se nourrissent, s’enrichissent, se fertilisent mutuellement. L’un a besoin de l’autre comme le clou du marteau.

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