Laurent Raphaël

L’édito: Lots de consolation

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

« Aujourd’hui, tout est changé, le silence même prend un sens redoutable. » Les mots de Camus datent de 1957 mais vont comme un gant à notre époque hautement anxiogène.

Terrorisme, crise morale, prévarication à tous les étages, montée des populismes, lepénisation des esprits, décrochage des classes moyennes, écroulement des idéaux, inflation générale de l’agressivité, dérèglement climatique à grande échelle, on en passe et des pires… Les raisons de broyer du noir ne manquent pas. Même avec un naturel optimiste, il y a de quoi se sentir vaseux. D’autant que, pour ne rien arranger, ces mauvais présages tournent en boucle sur les écrans connectés, comme un reflet emprisonné dans un palais des miroirs. Impossible du coup d’échapper à la marée noire, à ce bruit de fond permanent. Au point qu’il pourrait paraître suspect d’encore éprouver un soupçon de bonne humeur ou de joie de vivre sans passer pour un inconscient ou, pire, pour un salaud fini.

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« Peut-on aller bien dans un monde qui va mal?« , s’interroge en couverture Philosophie Magazine dans son numéro de mars. Question à double fond: est-il acceptable moralement de se payer une bonne tranche quand tout s’effondre autour de soi? Et si oui, existe-t-il encore des zones qui ne sont pas contaminées par le gaz toxique de la morosité? « À moins d’être doué pour la « Schadenfreude », la « joie mauvaise », et d’éprouver quelque délectation morose devant le spectacle de cette conflagration universelle, une bonne dose de détachement est indispensable« , plaide avec bon sens Alexandre Lacroix, directeur de la rédaction de la revue française. Sans cette mise à distance du chaos, le risque est en effet grand de ressasser stérilement sa mauvaise fortune, voire de s’y complaire, et dans tous les cas de devenir plus ou moins consciemment un maillon du désastre. À l’ère des réseaux sociaux, chacun est une girouette libre d’indiquer le sens du vent qui lui chante. Plus de liberté, plus de visibilité, plus de responsabilité du coup aussi. Le philosophe Michaël Foessel ne dit pas autre chose quant il affirme que « le discours médiatique et, plus généralement, les récits et les imaginaires ne sont pas extérieurs au monde qui va mal, ils en font partie« .

Pour espérer sortir du puits, il faut donc commencer par regarder vers le haut, vers la lumière, plutôt que vers le bas. L’exemple de Rome devrait nous y encourager. L’agonie de la République juste avant et juste après l’entrée en scène du rédempteur a duré un siècle. Et à en croire les historiens, ce n’était pas beau à voir. La ville éternelle a sombré dans la violence et les guerres se sont multipliées aux quatre coins de l’empire. Face à ce marigot, certains philosophes ont choisi de prendre le contre-pied en se consacrant entièrement à leurs petits et grands plaisirs, ce sont les épicuriens. Une stratégie existentielle d’évitement que l’on retrouve aujourd’hui chez ceux qui décident de se mettre au vert, de couper les ponts avec le numérique, de se barricader dans leur « chez-soi » douillet. Ou encore de s’évader au contact de l’art. C’est le cas de François Marry (lire le Focus du 3 mars). « Pour moi, la bibliothèque est un refuge. Je suis tombé d’ailleurs un jour, dans un bouquin, sur une citation qui parlait du refuge de la culture dans le désordre« , nous explique le leader de Frànçois and The Atlas Mountains. De la fréquentation apaisante de la culture aux travaux pratiques, il n’y a parfois qu’un pas, que des individus poussés par une urgence créative mais aussi par un besoin vital de s’extraire du vacarme franchissent. « S’inventer une vie à travers celles qu’on incarne protège du monde réel« , avoue ainsi la comédienne de la Comédie-Française Elsa Lepoivre dans le portrait que lui consacre le supplément M du Monde.

Manière de ne pas laisser le monopole du bonheur à ces milliardaires entourés de pauvres. Et accessoirement, manière aussi de faire mentir l’évangile selon saint Michel Onfray, qui conclut son dernier pavé jeté dans la mare de la bien-pensance (Décadence, éditions Flammarion) sur une envolée apocalyptique à faire frémir Dante: « Après cela, il ne restera plus que le néant, la néantisation de la puissance, l’effondrement de l’effondrement. Une poignée de posthumains survivra au prix d’un esclavage inédit de masses élevées comme du bétail (…). Les dictatures de ces temps funestes transformeront les dictatures du XXe siècle en bluettes. Google travaille aujourd’hui à ce projet transhumaniste. Le néant est toujours certain. » À trop marcher sur le trottoir à l’ombre, on finit par ne plus voir celui d’en face…

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