Laurent Raphaël

L’édito: Le temps presse

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

On en manque tous cruellement. Même en rognant sur le sommeil, une journée ne suffit plus pour caser tout ce qu’on doit, veut ou voudrait faire. Le temps semble avoir rétréci au lavage de la postmodernité. D’où cette impression d’urgence permanente, comme si notre époque était enchaînée à un tapis roulant dont la cadence augmentait chaque jour d’un cran. Les scientifiques sont pourtant catégoriques: l’échelle du temps n’a pas changé. Une heure est toujours une heure, à la seconde près.

Si ce n’est pas le métronome qui a des palpitations, d’où vient alors cette sensation, bien réelle, d’accélération fulgurante? Entre la boîte mail qui explose, les objectifs de vente ou de production à atteindre, le fiston à jeter au club de sport, les prochaines vacances à planifier, la pile de livres à lire absolument, on ne sait plus où donner de la tête, au risque de la perdre. Là où il fallait trois générations pour changer de mode de vie, une génération se coltine désormais trois révolutions de son vivant. Le monde change de visage en permanence, comme un hologramme qu’on agite devant une source lumineuse. Le battement d’ego d’un gros papillon aux États-Unis peut provoquer des tempêtes politiques aux quatre coins du globe. La « modernité tardive » est un cheval au galop dont on se demande comment faire pour l’arrêter. Il s’agit donc moins d’une question de mesure que de perception du temps. Il ne va pas plus vite, il est juste plus dense. « La plupart des épisodes de nos journées raccourcissent ou se densifient, au travail pour commencer, où les rythmes s’accélèrent, se « rationalisent ». Mais aussi en dehors, expliquait en 2011 au Monde le philosophe et sociologue Hartmut Rosa au moment de la sortie de son essai Accélération (éditions La Découverte). On assiste à une réduction de la durée des repas, du déjeuner, des moments de pause, du temps passé en famille ou pour se rendre à un anniversaire, un enterrement, faire une promenade, jusqu’au sommeil. »

Le battement d’ego d’un gros papillon aux u0026#xC9;tats-Unis peut provoquer des tempu0026#xEA;tes politiques aux quatre coins du globe.

Ce sont évidemment les progrès technologiques qui ont permis de bourrer le sablier. Chaque innovation majeure -machine à vapeur, Internet, smartphone…- condense un peu plus le présent. En quelques heures je peux me retrouver à Shanghai, en quelques clics je peux remplir mon frigo ou avoir accès à des millions d’albums. Il y a seulement 20 ans d’ici, je n’aurais pas eu assez d’une vie pour rassembler un tel patrimoine musical… Première victime de ce temps survitaminé? L’espace. Avec l’accélération des transports, la géographie a fondu comme neige au soleil. La Terre nous apparaît ainsi 60 fois plus petite qu’avant la révolution des transports. Même Mars ne nous semble plus si lointain.

Vertigineuse et grisante, cette inflation du rendement temporel pose pas mal de questions. D’abord, peut-on parler de réel progrès quand ce mouvement général suscite stress, instabilité et frictions en grande quantité? Même les prétendus bénéfices n’en sont pas toujours. Quand je traverse à 120 à l’heure la campagne bordelaise, je ne peux pas dire que j’ai visité la région. Ni que j’ai fait connaissance avec le patrimoine local en m’arrêtant sur une aire d’autoroute au design ultra standardisé. La dictature du temps encourage en outre des comportements déviants. On connaissait déjà le multitasking, qui consiste à faire souvent mal plusieurs choses en même temps plutôt que d’en faire une seule correctement. Voici qu’une nouvelle pratique se répand: regarder les séries télévisées en accéléré pour optimiser le temps disponible. À ce rythme-là, on ne lira bientôt plus qu’une page de roman sur deux…

La fiction se fait l’écho de cette quête obsessionnelle. Hitchcock dans Vertigo ou les Wachowski dans Matrix repoussaient déjà les murs du présent, l’un à travers les doubles, les autres en trafiquant la réalité. Nolan avec Inception ou Hong Sang-soo avec Un jour avec, un jour sans ont repris le flambeau, matérialisant cette utopie d’un présent démultiplié, soit à vivre en simultané plusieurs fois, soit à rembobiner mais en changeant quelques notes au scénario. Le retour en grâce de la science-fiction connectée à l’au-delà, de The OA à Stranger Things, peut d’ailleurs être vu comme une autre façon d’aborder le problème. En explorant des mondes parallèles au nôtre, ces séries élargissent aussi l’horizon temporel immédiat, un peu comme on rajoute un étage à une maison existante. La surface occupée au sol est la même, mais on a gagné en superficie totale. Gare toutefois à ne pas monter trop haut, au risque de voir tout s’écrouler…

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content