Laurent Raphaël

L’édito: Le dessous des cartes

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

On reproche suffisamment à la culture populaire de se vautrer dans la vulgarité. Mais il existe une troisième voie, celle qui mixe les codes bien huilés dont on fait les tubes (ou les blockbusters) à des pensées ou des savoirs complexes.

On reproche suffisamment à la culture populaire (à ne pas confondre avec la pop culture) de se vautrer dans la vulgarité pour ne pas se réjouir quand elle met la barre plus haut que la ceinture, que son nombril et que le divertissement à tout prix. A côté du film d’auteur haut perché (ou du roman expérimental) et de la grosse comédie qui tache (ou de la pièce de boulevard), il existe une troisième voie, souvent pavée d’or, celle qui mixe les codes bien huilés dont on fait les tubes (ou les blockbusters) à des pensées ou des savoirs complexes. Sous les carrosseries rutilantes se cachent des moteurs d’une sophistication extrême qui paraîtraient indigestes ou réservés aux spécialistes sans cet emballage accrocheur. Un peu comme le médicament qu’on dissimule dans la panade du bébé…

Trois exemples récents qui carburent à ce mélange viennent à l’esprit. A commencer par l’inusable couple Blake & Mortimer. Du temps d’Edgar P. Jacobs déjà, les aventures des deux intrépides sujets de Sa Majesté charriaient leur lot de références historiques et scientifiques, associant aux montagnes russes de l’action ici une leçon d’ésotérisme (La Marque jaune), là d’astrophysique (Le Secret de l’Espadon), là encore d’égyptologie (Le Mystère de la Grande Pyramide). Un parti pris audacieux mais payant, repris à leur compte par les héritiers spirituels du maître, Yves Sente et André Juillard. C’est frappant dans le nouvel album de la série, Le Testament de William S. L’intrigue, les rebondissements, les dialogues en velours côtelé et la ligne claire caressent notre hémisphère droit dans le sens du poil. Mais s’il n’y avait que ces montées d’adrénaline, on aurait vite fait le tour. En brodant dans ce tissu narratif standardisé (bastons, course-poursuite…) un jeu de piste à tiroirs sur un inédit de Shakespeare doublé d’un Cluedo sur son identité (sexuelle) réelle, les auteurs dispensent un cours de littérature anglaise en ayant l’air de faire du tourisme.

Cette fusée à deux étages émotionnels, on la retrouve également dans l’une des meilleures séries télé de 2016, Westworld, l’histoire d’un parc d’attraction du futur où les riches viennent jouer pour de vrai aux cow-boys. De loin, on pourrait n’y voir qu’un western SF tortueux, ultra violent et vaguement érotique. Le genre à vous donner des vertiges tellement son architecture défie la gravité (en suivant le sort de six ou sept personnages en simultané) et le temps (en rejouant chaque fois la même journée mais avec de subtiles variations). Un peu comme dans les films de Nolan. Tiens, tiens, justement, c’est un Nolan qui a orchestré ce grand ballet. Pas Christopher, mais son frère Jonathan… A croire qu’on cultive le sens de la démesure dans la famille…

Est-on un criminel quand on tue un robot? Est-on plus ou moins coupable s’il a une apparence humaine et des sentiments?

Du pain et des jeux donc. Mais ce n’est pas tout. Chacun des dix épisodes soulève la poussière de notre conscience en posant des questions dérangeantes sur les limites de notre humanité, et en brassant des questions (bio)éthiques qui pourraient s’inviter sur la table du salon plus tôt que prévu. Même en mettant ses neurones en stand-by, impossible de ne pas s’interroger sur l’attitude qu’on aurait à la place des protagonistes de ce jeu de massacre légal. Hannah Arendt aurait sans doute adoré cette série qui vidange les soutes de la culpabilité. Est-on un criminel quand on tue un robot? Est-on plus ou moins coupable s’il a une apparence humaine et des sentiments? Cette dimension métaphysique est aussi passionnante que le suspense plus trivial de savoir qui survivra dans ce monde sans foi ni loi.

BD, série télé mais aussi cinéma. Arrival du surdoué Denis Villeneuve joue la même double partition, tirant en surface les ficelles du mélodrame et de la SF épurée pour mieux labourer en sous-texte le champ de la communication, engrais qui fait dramatiquement défaut dans un concert de nations de plus en plus repliées sur elles-mêmes. Frisson et réflexion font ici aussi bon ménage.

Il n’y a d’ailleurs pas d’âge pour mettre en pratique cette recette gagnante. En revoyant l’autre jour à la demande générale Inside Out, on perçoit clairement le double enjeu: pédagogique et ludique. Pixar réussit à donner chair aux mécanismes complexes des émotions qui président à nos humeurs. Derrière les péripéties de Joie pour raviver la flamme de Riley, l’enfant découvre par le menu le fonctionnement de la mémoire, des pensées et des rêves alors qu’il croit regarder un film d’aventures. Du grand art. Comme si Walt Disney et Freud tenaient chacun un bout de la manivelle…

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