Laurent Raphaël

L’édito: Je râle donc je suis

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

On en croise tous les jours, du matin au soir, à domicile, sur la route, au boulot, au supermarché, à la cantine, au bistro, dans le métro, à la télé, au cinéma, dans les gradins, sur Internet. Le réveil sonne -toujours trop tôt- et c’est parti pour le festival des complaintes.

Une lombaire récalcitrante, une pantoufle qui ne trouve pas son pied, la vaisselle qui traîne dans l’évier, le pot de choco vide dans l’armoire… tout fait farine au moulin du râleur. La moindre contrariété et il s’enflamme comme un Zip dans le barbecue. Les meilleurs de la discipline n’ont même pas besoin d’un motif de mécontentement sous les yeux pour ronchonner. Qu’ils croisent un voisin, un proche, un collègue ou même un quidam dans le tram, et il ne faut pas longtemps pour qu’ils se mettent à arroser de reproches la terre entière. Sauf eux-mêmes bien sûr…

À croire que râler est le propre de l’homme. Le virus s’attaque d’ailleurs à toutes les couches de la population. Jeunes, vieux, chômeurs, rentiers, néolibéraux, idéalistes, mélenchonistes, nous sommes tous à la merci de ces sautes d’humeur qui empoisonnent l’existence, celle des autres mais aussi et d’abord la nôtre. C’est en tout cas l’avis de Christine Lewicki, auteure d’un guide (J’arrête de râler, éditions Eyrolles, 2011) pour apprendre à se débarrasser de cette sale habitude, synonyme d’épuisement et de sensation de gâchis. « Quand on râle on croit punir les autres mais au final on se punit soi-même« , explique la coach américaine.

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Je plaide évidemment coupable. Sans être un sanguin, il m’arrive de plus en plus souvent de m’emporter. Et pas toujours contre les grands malheurs du monde, mais bien pour des vétilles -une file qui n’avance pas, le fiston qui rechigne à faire ses devoirs, l’automobiliste qui oublie son clignotant…-, comme si mon quota quotidien de bile jaune avait été revu à la hausse et que je devais absolument l’épuiser avant minuit sous peine de sanctions.

Rien à voir donc avec la grogne esthétique et militante des dadaïstes, qui affirmaient vouloir « être des mystiques du détail, des taraudeurs et des clairvoyants, des anti-conceptionnistes et des râleurs littéraires« . Pour Marcel Duchamp et ses compagnons, pester était un geste politique. Ils vomissaient les conventions pour pouvoir créer sans entraves, libérés des chaînes du conformisme. Alors que dans mon cas, quand j’honnis le sac poubelle qui s’est éventré sur le trottoir, c’est complètement stérile. Même s’il y a une forme de jouissance dans la lamentation, comme une prise de pouvoir fulgurante et éphémère sur le cours déplaisant des choses.

Râler a d’ailleurs ses bons côtés. Le bougon impénitent -une figure incontournable de la fiction, de Tatie Danielle à Bacri dans Un air de famille en passant par le Schtroumpf grognon- serait plus efficace dans son travail parce qu’il a tendance à passer du verbe à l’action. Et puis, exprimer tout haut son mécontentement agit comme une soupape pour éviter de ressasser et de sombrer dans un état dépressif. Reste que tout le monde n’a pas le chic pour geindre avec la classe et l’élégance d’un Jean Gabin, qui a cette réplique qui lui va comme un gant dans Mélodie en sous-sol d’Henri Verneuil: « L’essentiel, c’est de râler. Ça fait bon genre. »

Mon cas n’est certes pas isolé. Rouspéter est devenu un sport national qui n’est plus réservé aux Français. « Râler un peu, c’est normal, ça fait du bien, affirme Didier Pleux, psychologue et auteur en 2011 de l’essai Exprimer sa colère sans perdre le contrôle (Odile Jacob). Mais quand cela devient une habitude, c’est une pathologie. Et qui se répand, je le constate. Les râleurs professionnels sont des intolérants à la frustration, d’anciens enfants rois devenus adultes rois. Élevés dans l’illusion de leur toute-puissance, ils ne supportent pas que le monde ne se conforme pas à leur désir. Alors ils râlent, contre tout. »

À la décharge du mauvais coucheur de service, on baigne dans un monde qui fait miroiter des promesses -de bien-être, d’épanouissement, d’emploi…- qu’il ne peut pas tenir. D’où de nombreux motifs de déception amplifiés par la caisse de résonance numérique, le Net étant devenu le rendez-vous des grincheux. Arrivé à ce stade, je me pose une question: râler contre les râleurs, est-ce le début de la guérison, de la prise de conscience, ou le point de non-retour?

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