Laurent Raphaël

L’édito: Allez en paix

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

« Un professeur de psychologie de Harvard veut nous convaincre que nous vivons l’époque la moins violente de l’Histoire de l’humanité. La pilule est un peu dure à avaler. »

Certaines personnes n’ont décidément pas un boulot facile. Prenez l’Américain Steven Pinker. Ce professeur de psychologie de Harvard s’est fixé comme objectif de nous convaincre que nous vivons l’époque la moins violente de l’Histoire de l’humanité. Au lendemain d’une nouvelle tuerie de masse aux États-Unis qui a fait 26 morts (à ajouter aux 11.650 victimes par armes à feu déjà recensées pour 2017 outre-Atlantique…), la pilule rose délivrée par le docteur Pinker est un peu dure à avaler. Syrie, Irak, Afghanistan, Soudan, Somalie, Cameroun, Nigeria, Birmanie, Congo… Les zones de conflit ne manquent pas de nos jours, sans parler des attentats revendiqués par Daesh ni des violences faites aux femmes, aux homos, aux Juifs, aux Noirs, aux minorités en général, aux opposants politiques en particulier, dont le décompte macabre endeuille chaque soir les JT. Et éclabousse une bonne partie de la production artistique, chambre d’écho de nos angoisses et miroir de la barbarie ordinaire.

L’universitaire américain aurait-il forcé sur le Prozac? Apparemment, non. Conscient de tenir des propos à contre-courant de l’opinion générale, il a pris soin d’étayer son affirmation dans un essai de 1.040 pages à la croisée de la psychologie, de la démographie, de l’anthropologie, de l’économie et de la sociologie, La Part d’ange en nous – Histoire de la violence et de son déclin (éditions Les Arènes). Chiffres de milliers d’études statistiques à l’appui, il est catégorique: l’Histoire de notre espèce se confond avec un long processus de pacification. La lente transition de l’état sauvage vers les premières civilisations agricoles organisées autour de villes, qui court en gros de la préhistoire au haut Moyen Âge, aurait permis de diviser le taux de mortalité violente par cinq. Une tendance qui va s’accélérer par la suite à mesure que le pouvoir, jusque-là émietté, se centralise -et avec lui l’usage de la force-, et que le commerce étend sa main invisible. Coopérer devient dès lors plus intéressant que de conquérir manu militari. La philosophie des Lumières, la Déclaration universelle des droits de l’Homme et enfin la chute du mur de Berlin assagiront encore un peu plus les moeurs. Avec quelques rechutes, comme dans les années 60, sans doute à cause de la rupture brutale du barrage des traditions sous la pression d’un hédonisme juvénile sans limites.

L’Homme est la seule espu0026#xE8;ce dont les mu0026#xE2;les tuent les femelles. On pourrait du0026#xE9;ju0026#xE0; commencer par corriger u0026#xE7;a…

La température ressentie qui dépend beaucoup de l’air que chantent les médias ne correspondrait donc pas à la température réelle validée par les chiffres. « Parmi les 88 pays pour lesquels on dispose de données fiables, 67 ont connu une baisse de la violence au cours des quinze dernières années« , insiste le messager de la paix. Même si elle cache des disparités vertigineuses, la tendance au niveau mondial est aussi à la décrue, avec 7,1 homicides pour 100.000 personnes en 2003, contre 6,2 en 2012. Difficile à croire tant les journaux et les sites d’information dépeignent un monde proche du chaos. Une vision apocalyptique instrumentalisée notamment par les adeptes du « c’était mieux avant ». Qui ont donc visiblement tout faux quand ils vantent le climat douillet de leur jeunesse. Des nostalgiques que Michel Serres, 87 ans, asticote férocement dans un petit pamphlet roboratif (1) qui est un peu le pendant en chair et en souvenirs cuisants des conclusions de Pinker. L’essayiste philosophe rafraîchit la mémoire des amnésiques et néo-réacs en dressant l’inventaire des « joies » de l’époque: hygiène aléatoire -on lavait les draps deux fois par an dans sa jeunesse…-, médecine impuissante à guérir la plupart des maladies ou même à apaiser la douleur, libre circulation des pensées les plus nauséabondes, travail harassant sans aide mécanique, et son lot de guerres pour chaque génération. « Je n’aurais pas détesté qu’avant, ces guerres, ces morts, ces féroces dirigeants, ces mensonges, ces camps, ces crimes, ce poison, n’eussent pas sévi dans une réalité aussi dure, mais dans le virtuel d’un jeu vidéo doux« , écrit-il avec ironie.

Sans verser dans un optimisme béat et sans nier d’autres violences moins visibles (économique, sociale…), ces quelques vérités bonnes à prendre incitent à relativiser un peu nos malheurs. D’autant qu’il ne tient qu’à nous de continuer sur la lancée. Car il y a encore de la marge. Comme nous le faisait remarquer une proche lors d’un débat animé sur les répliques de l’affaire Weinstein, l’Homme est la seule espèce dont les mâles tuent les femelles. On pourrait déjà commencer par corriger ça…

(1) C’était mieux avant!, éditions Le Pommier.

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