Laurent Raphaël

L’édito: À livre ouvert

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Si « un homme qui lit en vaut deux », comme le laisse entendre un célèbre dicton, un homme qui lit, et qui en plus partage sa passion de la lecture dans un livre, en vaut-il trois?

Au-delà de la boutade, on est en droit de se poser la question du ressort émotionnel qui pousse un lecteur amateur ou professionnel à se transformer en VRP de la littérature quand on voit le nombre d’écrits vantant les bienfaits de Ce vice impuni, la lecture, pour reprendre le titre du recueil de textes que Valery Larbaud consacrait à ses auteurs anglais de chevet en 1936. Une bibliothèque ne suffirait pas à tous les contenir.

Écrivains, journalistes, artistes, voire politiciens -on y reviendra-, sans doute reconnaissants des émois ressentis au fil des mots tricotés par d’autres comme on peut l’être envers le partenaire qui vous a comblé toute une nuit ou toute une vie, éprouvent régulièrement le besoin pressant de célébrer ce petit miracle. Avec pour les uns l’espoir altruiste d’inciter quelques âmes égarées à les suivre sur les chemins aventureux de la lecture; avec pour les autres, qui sont parfois les mêmes, le dessein moins avouable d’étaler sous couvert de générosité ses états de service intellectuels -« regardez tout ce que j’ai lu!« -, comme le gradé exhibe fièrement ses médailles de bravoure sur la poitrine. À noter que même si la sincérité de la démarche ne peut être suspectée, elle n’a que peu de chance d’aboutir. Pourquoi diable un pékin allergique à Proust comme à Irvine Welsh irait-il perdre son temps avec un plaidoyer plus ou moins bien torché quand les chefs-d’oeuvre avérés lui arrachent des bâillements? L’exercice de promotion est donc réservé avant tout aux initiés. Une façon élégante et quelque peu vaniteuse de justifier son passe-temps favori…

Lire de la prose en ligne, est-ce trahir la littu0026#xE9;rature? Ou juste enterrer ce bon vieux Gutenberg?

La question a pris toutefois une tournure plus dramatique avec l’arrivée du Net et le spectre menaçant de la disparition du livre papier. Aux grandes questions humanistes que malaxaient jusque-là les apôtres des saintes écritures, comme le plus célèbre d’entre eux, Alberto Manguel, inlassable explorateur des mécanismes par lesquels la littérature infuse et façonne la pensée, de Une histoire de la lecture (Actes Sud, 1996) à La Bibliothèque, la nuit (Actes Sud, 2006), sont venues se greffer des considérations alarmistes sur la survie même de l’espèce des grands lecteurs. Avec un solide cas de conscience en bonus: lire de la prose en ligne, est-ce trahir la littérature? Ou juste enterrer ce bon vieux Gutenberg?

Dans ce contexte tendu, affirmer son attachement au support physique est devenu un geste militant, quasi politique. À l’image de cette Apologie du livre (Gallimard), parue en 2010, dans laquelle l’historien Robert Darnton comparait les mérites respectifs du livre imprimé et de sa version numérique. « Les textes informatisés transmettent un sentiment spécieux de maîtrise de l’espace et du temps« , concluait-il. L’hyperlien créerait l’illusion d’un savoir infini. Mieux vaut pourtant être lucide sur la limite de ses connaissances qu’aveugle sur l’étendue de son ignorance. Une critique parmi d’autres.

Plus la littérature est menacée -même si ça reste à prouver-, plus ses défenseurs redoublent d’efforts pour en vanter les mérites. Une célébration salutaire et joyeuse, jamais défaitiste. Aux accents variés aussi. Chez Pivot père et fille, qui publient à quatre mains Lire! (Flammarion), on philosophe gentiment, photos et illustrations léchées à l’appui, sur les petites manies -lire en vacances, relire, ranger ses livres…- qui rythment la vie des lecteurs compulsifs. Dans un registre moins bourgeois, Christiane Taubira, ex-Garde des Sceaux en colère, passe en revue les écrivains, de Aimé Césaire à Richard Powers en passant par Gilles Deleuze ou Gaël Faye, qui ont éveillé sa conscience, séché ses larmes ou aiguisé son sens de la justice. Avec une gourmandise contagieuse et une érudition bouillonnante, elle juge, elle classe, elle encense, elle réévalue, elle excommunie parfois, et non des moindres, comme le Victor Hugo de Bug-Jargal ou le Faulkner de Absalon, Absalon!, mais toujours après lecture. « Car enfin faut-il les lire pour s’en faire une idée, prendre ses distances, sans se priver de l’insigne plaisir qu’ils diffusent, ni culpabiliser de ce plaisir. En connaître la nature et la malignité, inégale d’une oeuvre à l’autre, suffit. »

Il y a 1000 raisons de lire, et aucune n’est mauvaise.

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