Laurent Raphaël

L’angoisse du trop-plein

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

« Comme le bronzage, la très soutenable légèreté de l’être acquise pendant la parenthèse estivale s’efface déjà à la simple perspective d’affronter un mois de septembre embouteillé. Et pas seulement en voitures. » L’édito de Laurent Raphaël.

La bouteille de Maalox que trimballe Oscar Isaac dans Show Me a Hero, la nouvelle série télé du génial David Simon, ne suffirait pas à dissoudre la boule au ventre qui grossit à mesure qu’approche la rentrée. De la taille d’un citron il y a une semaine, elle ressemble à présent à un gros pamplemousse. Et encore, on n’est pas dans la peau du jeune qui n’a pas encore choisi les études qu’il allait entreprendre ou qui va se retrouver la semaine prochaine dans une nouvelle école suite à un déménagement ou à un dérapage scolaire non contrôlé… Insidieusement, l’angoisse fait pourtant son trou, ronge les câbles de l’insouciance fraîchement retendus à l’ombre d’un palmier, sur les pentes d’un sentier de randonnée, dans les méandres d’une ville au charme vénéneux.

Comme le bronzage, la très soutenable légèreté de l’être acquise pendant la parenthèse estivale s’efface déjà à la simple perspective d’affronter un mois de septembre embouteillé. Et pas seulement en voitures. Car l’amateur de culture -avec ou sans « s »- doit composer en plus du reste avec une autre appréhension: l’avalanche de nouveautés qui, telle une vague scélérate, s’apprête à déferler à cette période de l’année. Pris à la gorge de ses envies de sensations fortes ou simplement de rester dans le coup, le surfeur-lecteur-cinéphile-mélomane se demande comment il va réussir à dompter ce mur de mots, d’images, de sons prometteurs alors que sa table de chevet et sa « to-do list » regorgent encore de rendez-vous littéraires, cinématographiques ou autres pas encore consommés. Et subitement flétris.

Faire la sourde oreille aux sirènes? Impossible. Magazines, journaux et radios, avec une excitation contagieuse -chaque rentrée est une renaissance-, ont déjà commencé à dresser le couvert. On n’a pas compté le nombre de bouteilles (films, expos, pièces de théâtre ou séries télé) de cette cuvée 2015. Mais la simple comptabilité du rayon Livres donne une fois encore le vertige, et la mesure du gigantisme de la production culturelle (589 romans), qui revient à plonger le lecteur compulsif (pourtant de plus en plus rare) dans l’immensité d’un cosmos littéraire en même temps que dans un abîme de perplexité: une vie suffirait à peine à venir à bout de cette montagne de papier haute comme trois fois l’Everest…

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Si on a fait depuis longtemps son deuil d’une connaissance encyclopédique à la Diderot, ce n’est pas pour autant qu’on est vacciné contre la dépression sournoise tapie dans l’impossibilité cruelle de jouir de toutes les tentations. Et qui peut à l’occasion gâcher la fête avant même qu’elle ait commencé, ou expliqué une forme de dégoût par anticipation. L’abondance a un prix: l’angoisse du choix. Puisque le temps disponible est de plus en plus émietté, et donc de plus en plus compté, le poids relatif de nos décisions s’en trouve décuplé. Tout est là, à portée de main et de regard, mais on n’a pas droit à l’erreur. Frustrant!

Est-ce bien raisonnable au fond? Plutôt que d’inonder le marché, ne faudrait-il pas organiser une forme de rationnement? Plus facile à dire qu’à faire. L’économie a ses raisons que la raison ignore. Ainsi, face à la crise du livre, les éditeurs n’ont pas réduit la voilure, ils ont au contraire compensé la faiblesse du vent en multipliant les titres, condamnant de facto une bonne partie de la production à la noyade. Un phénomène amplifié par les révolutions technologiques successives. En particulier la dernière en date, la numérique, qui a rendu accessible partout, tout le temps, ce qui par le passé arrivait au compte-gouttes dans notre assiette. Un peu comme si au restaurant, plutôt que de devoir choisir sur la carte, on vous amenait désormais automatiquement tous les plats disponibles.

Si on ne freinera pas le train en marche, on peut respecter quelques règles pour s’éviter la gueule de bois: 1. Entretenir sa condition physique pour être d’attaque. 2. Se faire une raison: il ne suffit plus de choisir entre quantité et qualité, même en se limitant à cette dernière catégorie, il faudra apprendre le renoncement. 3. S’en remettre à quelques guides spirituels triés sur le volet pour éviter l’infobésité et la dispersion stérile, d’où ce numéro spécial [le 27 août en kiosque, NdlR] qui, loin d’être exhaustif, vous donnera déjà pas mal de (bon) grain à moudre. 4. Ne pas respecter à la lettre la règle 3 pour laisser une place au hasard, à la rencontre accidentelle qui va changer votre vie. Il suffit parfois de peu…

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