Kate Tempest, du hip-hop au roman

"À chaque fois que vous posez le stylo sur la feuille, ça modifie votre monde." © Alex Gent
Anne-Lise Remacle Journaliste

Dans Écoute la ville tomber, premier roman en cavale, la performeuse hip-hop, poète et dramaturge britannique Kate Tempest met son acuité et son sens du flow au service d’une jeunesse qui a faim d’intensité.

Issue du sud-est de Londres, Kate Tempest, 32 ans, a été biberonnée jeune à Roots Manuva et au Wu Tang Clan en travaillant chez un disquaire. Encouragée à écrire dès l’adolescence, elle remporte en 2013 le Ted Hugues Award pour Brand New Ancients, un long poème baigné de mythologie mais très contemporain. Dans son premier roman aujourd’hui traduit en français Écoute la ville tomber, Becky, Harry, Leon et Pete aspirent tous à autre chose que « le pain, la picole, le béton« . Au cours d’une année dans une Londres poisseuse et capable d’emprise sur les corps et les esprits, ils vont s’étourdir, s’autoriser à aimer, jouer avec le feu et franchir la ligne rouge, bien davantage que leurs parents. Les étincelles qui embrasent la routine traversent tout le travail de l’auteure et musicienne, notamment son deuxième album très remarqué Let Them Eat Chaos. L’occasion de voir avec celle pour qui hip hop et poésie sont deux alliés indissociables comment se construit le continuum de son inspiration entre différentes formes.

En Angleterre, vous êtes déjà une auteure accomplie, avec plusieurs volumes de poésie, trois pièces, deux albums… Que représentait pour vous le fait d’inscrire votre nom sur un premier roman?

C’était un grand accomplissement. J’ai passé tellement de temps à la rédaction et au remaniement. C’est vraiment différent de maintenir la tension du récit sur une telle longueur. C’était un vrai apprentissage pour moi. Je vois clairement ça comme une balise. À présent, j’ai hâte de me mettre à en écrire un nouveau parce que j’ai été très intriguée par ce que cette forme particulière impliquait.

C’était aussi une des premières fois que vous écriviez un texte qui n’était pas destiné à être performé, mis en voix et ou en musique…

Certains de mes recueils de poèmes pas encore publiés en France n’avaient pas été écrits à l’origine pour être restitués à voix haute. Pour moi, la performance consiste à donner vie au langage, donc ça arrive toujours dans le roman, pour peu que ça soit fait avec soin. La seule différence, c’est que ce n’est pas moi qui suis aux commandes, mais bien le lecteur… Il faut donc espérer qu’il y mette suffisamment de passion pour que les mots s’incarnent! C’est intimidant de savoir que vous ne pourrez pas contrôler la façon dont votre texte est transmis, réceptionné. Mais en même temps, c’est une crainte vraiment enthousiasmante de penser que le roman mène sa propre existence.

De quelle façon avez-vous donné corps à vos personnages? Nous pouvions déjà les voir apparaître sous d’autres formes, plus élusives, dans votre pièce Wasted, dans le poème Les Nouveaux anciens (1) et dans votre premier album Everybody Down

J’ai débuté par un premier brouillon, dans lequel j’ai mis tout ce à quoi je pensais. Ça passait par de la description en détails. Dans le deuxième brouillon, il fallait encore aller plus loin et comprendre quelles caractéristiques de ces personnages étaient dues à des idées reçues et pas à ma propre imagination. Dépasser les clichés trop évidents hérités d’une vision globale: il y a toujours bien un moment où ce qui apparaît sur la page est quelque chose d’entraperçu dans un film, et ne traduit pas la façon de fonctionner des gens de façon crédible. Laisser ces éléments n’honorerait en rien la complexité que peuvent avoir des personnages. Enfin, dans la troisième version, j’ai dépouillé tout ça. C’est à partir de là que ça commence à vraiment tenir la route selon moi.

Écoute la ville tomber adopte la même structure (en terme de chapitres) que les morceaux de votre premier album Everybody Down… Était-ce un choix délibéré dès le départ?

J’ai eu cette idée tout au début du processus de l’album: je savais qu’un roman ferait continuum avec Everybody Down, qu’on y retrouverait les mêmes motifs. Cela m’a toujours intéressée de savoir comment ces deux univers allaient interagir l’un avec l’autre. À l’origine, je voulais d’ailleurs que le roman sorte en même temps, pour qu’il puisse y avoir cet effet de révélations en cascade entre les formes, mais je ne suis pas parvenue à boucler le texte dans les temps. Mais ce retard m’a finalement permis d’y revenir sereinement. Avant qu’il soit terminé, ça aurait pu être cinq livres différents. Le premier brouillon avait vraiment tout de l’élan instinctif.

Dans l’introduction d’Écoute la ville tomber, vous écrivez: » Trouve ton talent. Traque-le, enferme-le dans une cage, donne la clef à celui qui a le pognon et félicite-toi pour ton courage. » Quand avez-vous eu conscience de ce qu’était votre voie et qu’il faudrait vous battre?

Quand j’étais ado. Jusque-là, je n’avais pas conscience que c’était inhabituel d’avoir une passion et de vouloir à tout prix la poursuivre. Enfant, quand vous jouez entre amis, chacun est bleu de quelque chose. Arrivée à l’âge ingrat, pas mal de mes connaissances n’avaient plus cette flamme, ce je-ne-sais-quoi qui les tenait littéralement en vie. Il y avait vraiment une différence entre mes amis qui faisaient de la musique ou de la poésie et ceux qui n’avaient rien auquel se raccrocher. J’ai vu combien étaient perdus ceux qui devaient se contenter d’emplois sans issue, qui se laissaient rattraper par la routine. C’est le sujet de ma pièce Wasted. Tout mon travail part d’ailleurs de ce type de constat: combien c’est facile que votre vie s’amenuise et disparaisse à moins que vous ayez quelque chose de vraiment beau auquel vous dédier.

Cela représentait-il quelque chose de particulier pour vous d’être traduite en français?

Je pense que j’ai une sorte de vénération pour la façon dont les Français s’engagent face à la littérature. La façon dont les gens semblent comprendre la gravité, l’importance de cette matière est impressionnante. Cela me touche d’autant plus que je partage vraiment cette vision. J’aime beaucoup aussi la beauté de votre langue quand il s’agit d’exprimer des détails. Je dois bosser dur pour obtenir le même résultat en anglais. Quand je parle à certains francophones proches de moi, je suis sensible à la richesse de leurs expressions, à la façon dont la langue peut rendre la sensualité tangible. Et puis c’est aussi la langue des paroles, celle de ceux qui font de la chanson!

Écoutez-vous de la chanson française?

Oui, bien sûr! Jacques Brel évidemment, je le trouve absolument ahurissant. On m’a traduit les paroles de morceaux de Serge Gainsbourg. Pour moi, c’est clairement comme ça que tout le monde devrait écrire des chansons! Quand Jacques Brel commence un morceau, on se trouve au même endroit que lui: dans un bar, à entamer une conversation avec certains de ses amis sur ce qui lui a brisé le coeur. Dans le songwriting anglais, on obtient rarement cette façon d’atterrir dans un endroit à un moment précis, avec toute l’histoire qui se déplie. Quelque chose qui puisse vous harponner, et qui connecte directement votre coeur au protagoniste. Je suis vraiment intéressée par l’art de la chanson.

Concernant la question de la fluidité de genre, vous avez expliqué que pendant longtemps, vous n’aviez pas eu le courage de faire de Harry (un personnage masculin dans les premières versions) une femme queer qui s’assume. Vous aviez pourtant déjà abordé ce motif dans votre recueil Hold Your Own en 2014: Tiresias y est un jeune homme, qui se mue en femme, puis redevient homme…

Tiresias reste un mythe: ces changements d’identité sont ce qui lui arrive dans la légende. Harry est un être humain. Ça restait malgré tout un défi majeur pour moi de construire tout un recueil de poésie autour de la fluidité. C’est plutôt drôle de penser que cette relation au genre qui est si privée pour moi est finalement aussi extrêmement publique: lorsque les gens me voient, ils savent immédiatement que je me situe de façon différente sur ce spectre. Investiguer ces questions-là, j’aurais été parfaitement incapable de le faire avant Hold Your Own. Je suis vraiment heureuse d’être allée jusque-là. Quand le public voit qu’un artiste se lève avec courage et va dans des zones tiraillées qu’il vit lui-même, ça l’amène à respecter ce geste. Ça valide ses propres difficultés dans l’existence, et ça crée une connexion évidente.

Harry est une femme dans un univers masculin, celui du trafic de drogue. Vous dépeignez aussi Kemi Racine, une chorégraphe qui se bat pour la position des femmes dans le milieu de la danse…

On m’a déjà demandé si mon roman était un polar ou une histoire sociale. J’ai répondu que c’était une histoire d’amour mais en y réfléchissant mieux, c’est vraiment un récit centré autour des femmes. La majorité des choses qui sont un peu lourdes à porter ou poignantes les concerne. Un autre journaliste a mentionné la dimension politique d’Écoute la ville tomber mais je pense que davantage encore que le personnage de John Darke (le père de Becky), c’est ce qui arrive à sa femme qui touche au politique. Lui est engagé et en prison pour ce crime sexuel qu’il a ou non commis mais elle est désormais complètement en vrac. Elle doit cadenasser tout ce qu’étaient ses rêves puis finit par rejoindre le couvent. Je suis heureuse que vous souleviez cette importance féminine dans mon livre.

Est-ce que vous considérez que la littérature, la musique, la poésie sont des leviers de changement?

À une micro-échelle, chaque fois que vous posez le stylo sur la feuille, ça modifie votre monde. À une macro-échelle, engendrer un album, un livre, un recueil, c’est ajouter un fil à la tapisserie, auquel quelqu’un pourra se connecter. Cela ne veut pas dire pour autant que la musique est en mesure de faire le même job que la politique, mais ça peut clairement être une force de galvanisation et de catharsis. Quand j’ai entendu It’s Alright, Ma (I’m Only Bleeding) de Bob Dylan, ça a provoqué des mutations en moi et je me suis sentie davantage branchée sur une route directe vers ma passion. Le théâtre génère le même effet. La musique, la poésie et la littérature aident à la guérison, contribuent au développement, à la stabilité de la santé mentale, à se connaître davantage.

(1) traduit aux éditions de l’Arche, qui vont continuer à traduire Kate Tempest pour les poèmes et les pièces.

Hip-hop à la page

Gil Scott-Heron
Gil Scott-Heron

Né dans le Bronx à la fin des années 70, dans le sillage de DJ Kool Herc ou Granmaster Flash, le hip hop s’est rarement contenté de beats. Tout as des platines devait se mettre à la colle avec un MC capable d’agripper le public avec quelques rimes bien aiguisées pour voir ses morceaux s’embraser. À la fois poètes et performers, ceux qui ont portés de la voix dans ce genre musical ont de tout temps entretenu un rapport intime au langage, mais aussi à la revendication et à la mise en lumière d’oubliés de la société.

En plongeant dans le rétro, on pourrait adouber parmi les pionniers de la littérature hip-hop LeRoi Jones (aka Amiri Buraka), poète, critique musical et dramaturge afro-américain radical qui s’illustra notamment par son ouvrage Le Peuple du blues: la musique noire dans l’Amérique blanche (traduit en 1968). En 1964, sa voix scande Black Dada Nihilismus sur un album de free jazz du New York Art Quartet, et il s’agit bel et bien là de spoken word. Dans ce sillage qui passe au crible les problèmes de société, The Last Poets voient le jour à la suite du mouvement des droits civils.

Gil Scott-Heron, poète jazz et soul marquera quant à lui de son empreinte des générations de rappeurs. Avec The Revolution Will Not Be Televised (1970), il sera considéré comme un des premiers MC. On lui doit également La Dernière Fête (ses mémoires) mais aussi Le Vautour, polar réaliste sur l’Amérique des sixties en pleine tension raciale. Au-delà de ces hérauts, la tentation est grande pour les représentants des genres dits urbains de mixer les styles et de se frotter à la langue de multiples façons. Saul Williams, dont le nom bruissait déjà aux soirées open-mic, devient une figure médiatisée de cet entre-deux entre musique et littérature suite au film Slam (1998).

Rachid Djaïdani
Rachid Djaïdani© DR

En France, l’écriture hip hop s’enracine aussi dans des zones où la littérature dite classique ne pénétrait pas toujours. En 1999, quelques années après La Haine, Boumkoeur de Rachid Djaïdani dégaine ses uppercuts libres jusque chez Bernard Pivot. Quotidien des banlieues, langue foisonnante dans son oralité, tiraillements identitaires: autant de motifs que Faïza Guène ou Insa Sané (auteur-phare de la collection jeunes adultes Exprim’ chez Sabarcane) font également leurs. Métisse de fait et de pratiques, Gaël Faye s’est longtemps illustré dans le hip-hop avant de toucher ses lecteurs avec Petit Pays, autour de son expérience du génocide rwandais. Chez nous, s’il n’est pas encore passé au roman (on lance là un appel), le rappeur Veence Hanao a su traduire dans Chasse et pêche l’ennui ultra-contemporain des jeunes adultes avec une férocité qui n’est pas sans évoquer Alberto Moravia. Le collectif Congo Eza (Lisette Lombe, Joëlle Sambi, Badibanga Ndeka: deux poétesses féministes, un rappeur) met au jour les tensions de sa double identité belgo-congolaise et les dérives du colonialisme. Pour finir, on conseillera à ceux qui sont positivement secoués par l’âpreté des albums de Kate Tempest de se pencher sur le cas de la poétesse hardcore Moor Mother. Si Fetish Bones, le recueil de Camae Ayewa, n’a pas encore été traduit, la performeuse américaine a en revanche déjà fait une incandescente impression en avril 2017 au Bonnefooi à Bruxelles, lors du festival BRDCST.

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