Fiction (2/6): Chutes et vacillements, d’Éric Chauvier

© LA JETÉE, CHRIS MARKER, 1962 SUCCESSION CHRIS MARKER/FONDS CHRIS MARKER-COLLECTION CINÉMATHÈQUE FRANÇAISE

Chaque semaine, un écrivain qui publiera à la rentrée livre une nouvelle inédite inspirée librement par une image de La Jetée de Chris Marker.

Ils avaient prévu de se revoir pour prolonger leur conversation qui, pressentait-il, méritait d’être poursuivie. Ils se sont revus une demi-douzaine de fois. Elle a quelquefois effectué plusieurs heures de train pour le retrouver, ce qu’il n’a jamais fait pour elle. Chacune de leurs retrouvailles lui est longtemps apparue comme une séquence de film. Il avait l’impression qu’elle ne savait pas qu’elle était dans un film -dans son film, mais il agissait comme si elle le savait.

Dans la première scène, il est fasciné. Ils viennent de quitter une réunion professionnelle. Dès qu’ils ont pu, ils ont fui au hasard, dans un métro puis dans les rues. Il se tient à bonne distance. Il se concentre sur son rôle. Il ne veut pas lui faire la cour -c’est plus compliqué, estime-t-il. Il entrevoit une poésie précieuse, une mise en scène exquise de leur relation, qui prolongeraient la fascination. Il vacille, il est sur le point de chuter, ébloui par la lumière qui émane d’elle, et dont il est le créateur. Il calcule aussi que le moment de son vacillement devrait rendre possible celui de sa chute dans l’extase. L’attente de ce moment constitue la seule aventure terrestre digne d’être vécue.

Dans la deuxième scène, dans une autre ville, il tente d’oublier un rêve qu’il a fait la nuit précédente: il est un robot programmé pour aimer sans faille, mobilisant chaque parcelle de son intelligence artificielle afin d’optimiser la possibilité du baiser qu’il pourrait lui donner. Ce rêve, diagnostique-t-il, est une mise en garde, car je ne lui fais évidemment pas la cour -ma quête mystérieuse et nécessaire est plus compliquée, plus exigeante. Dans ces conditions, que son intelligence naturelle se révèle aussi imparfaite que possible, lui faisant rater tout ce qu’il est possible de rater, lui fait conclure à une expérience  »romantiquement réussie ». C’est cela, échafaude-t-il, il doit exister un art du ratage qui constitue une démarche à part entière, et qui, ainsi fait, confine à la victoire. Il n’a de cesse, alors, de se scruter en train d’hésiter, de vaciller. Quant à concevoir qu’elle puisse se lasser de son absence d’initiative, ce serait une déception sans nom de la part de celle qu’il considère comme la complice de sa passion extatique.

Dans la troisième scène, son visage s’empourpre lorsqu’elle le voit, ce qu’il met sur le compte d’un amour qui serait plus pur et plus rare que celui des hommes et des femmes qu’ils fréquentent au quotidien. Ils parlent comme d’habitude avec un intérêt réciproque et intense de leurs affaires coutumières. Elle glisse des références à ses histoires d’amour passées. Indulgent, il fait mine de comprendre. Mais un doute l’envahit: je serais le « bon copain », évalue-t-il, effrayé par cette pensée, celui à qui elle peut tout dire, l’être neutre et bon qui sait tout d’elle et l’aime en secret. Pour conjurer cette interprétation sinistre, il tente de lui montrer qu’entre eux quelque chose de l’ordre de l’amour incommensurable existe -mérite d’exister. Son plan est le suivant: après qu’elle a dit « à bientôt », il ajoute, sur un ton insistant, « à très bientôt », comme s’il voulait lui signifier quelque chose de profond et de précis. Il lui propose même une date, la semaine suivante. Mais elle ne répond pas et semble presque s’enfuir. Il ne la reverra jamais.

Dans la quatrième scène, la quête de l’amour ne s’interrompt pas en dépit d’une situation bloquée. Afin de prolonger ce parfum d’éternité, il décide qu’elle lui a brisé le coeur. Il se voit en travellings comme dans un film de la Nouvelle Vague, marchant lentement dans la rue sous un ciel empli de ténèbres. Il commence à répandre la nouvelle qu’une femme lui a brisé le coeur -au passé, c’est mieux, ça lorgne du côté de l’irrémédiable. Il contient presque ses larmes. Si quelqu’un qui ne connaît pas sa vie véritable lui demande comment il va, il répond cela: qu’une femme lui a brisé le coeur. En prononçant ces mots, il fait le mystérieux -qui est cette femme? Qui est ce beau ténébreux qui hante les couloirs de notre institution? Il se regarde encore, vaciller, puis chuter, aveuglé par sa propre lumière. Mourir pour elle, au nom du coeur qu’elle a brisé. « Maritalement » est l’adverbe qui occupe cependant son esprit juste après avoir prononcé cette phrase et revêtu le masque du mystère, ce qui bien entendu discrédite la force de son propos. Il s’en veut alors de ne pas jouir pleinement du spleen qu’il a crée en prononçant cette phrase.

Dans la cinquième scène, il fait le mort. Bouderait-il? Pas exactement, car celui qui boude n’est qu’un être trivial, un grossier jaloux. Lui lorgne vers l’au-delà, vers les confins sublimes de son histoire avec Elle (il pense à elle avec une majuscule). Le romantisme est définitif, assène-t-il à son reflet dans la glace. La vie est un oxymore: il rate donc il est; il souffre donc il vit. Il songe qu’il va évoluer désormais dans la douleur et dans l’extase, ses deux contrées délicieuses.

De façon plus triviale -cette trivialité du monde qui a rendu nécessaire l’art et la poésie-, il ne lui a jamais dit qu’il était marié. Il songe aussi qu’ailleurs, à cet instant précis, il ne passerait pas forcément pour un imposteur. Car le mariage n’est qu’un rituel, examine-t-il; la monogamie, un arrangement; la fidélité, une superstition. Ce qu’il recherche transcende ces petits compromis.

Dans la sixième et dernière scène, il a des regrets. Il lui fait parvenir quelques mots ambivalents qu’il a écrits sous le coup de l’ivresse. L’image poétique qui émane de ces mots flotte comme une méduse devant lui. À présent, l’inquiétude l’étreint. Il attend d’elle des propos qui sanctifient un peu leur relation. Il est même prêt à faire quelques concessions à la réalité. Mais, contrairement à ce qu’il attendait, elle ne lui répond pas tout de suite. Quelques jours plus tard, il reçoit quelques mots anodins -oui anodins!… Elle lui a répondu comme elle aurait répondu à un collègue ou, pire, à un ami. Le voilà aussitôt rempli de cafard, vacillant, puis chutant dans la vérité nue. Le conformisme, dira-t-il plus tard en public, c’est renoncer à l’amour véritable.

Éric Chauvier

ANTHROPOLOGUE FRANÇAIS NÉ DANS LE LIMOUSIN EN 1971, ÉRIC CHAUVIER EST NOTAMMENT L’AUTEUR DE QUE DU BONHEUR ET CONTRE TÉLÉRAMA. IL PUBLIERA LE REVENANT EN AOÛT CHEZ ALLIA.

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