Éric Chevillard, l’art de la fugue

© Patrick Normand
Fabrice Delmeire Journaliste

Journal intime d’une petite fille partie à la recherche de son cambrioleur de père, Ronce-Rose, nouveau roman d’Éric Chevillard, invite à une fugue jubilatoire. Soit une nouvelle moisson d’intelligence braque où règne le bonheur souverain du mot juste.

Ronce-Rose cadenasse le carnet où sont consignés ses précieux secrets, son trésor de flibustière. Y figurent toutes les expressions que Mâchefer lui a apprises -les autres choses aussi d’ailleurs, parce que Mâchefer trouve que l’école, ce n’est pas un endroit pour les enfants. « Voici mon collaborateur, dit Mâchefer quand il présente Bruce. » Un sacré gabarit. Les gens s’écartent sur son passage comme sur celui d’un camion. Quand Bruce vient dîner, ils partent sur un mauvais coup (c’est leur métier) avec leur voiture de fonction qui change tout le temps et Rose ferme à clé derrière eux. Aujourd’hui la lumière du matin est allumée et Mâchefer n’est pas rentré. Aussitôt Rose prépare son paquetage et laisse un mot: « Je vais te chercher, j’ai un sandwich et des culottes, si tu veux me chercher toi aussi, tu n’as qu’à suivre les flèches. » Elle ira même jusqu’à L’Équateur!… Pas le pays, le bar du village. Parce que dans un premier temps, Rose décide de borner ses recherches au territoire français. Ravi, le lecteur lui emboîte le pas sans se faire prier (pas comme ce voisin unijambiste pas très catholique) et s’émerveille à son tour. Car Rose aime tout: « Les papillons, non mais quelles merveilles! On ne s’y habitue pas, contrairement aux radiateurs. » Portée par une allégresse contagieuse qui permet de panser bien des drames, roulée dans la farine de ce joyeux moulin à paroles, défile toute une vie de petite fille. Redevenu enfant, le lecteur verni et repu n’a qu’une envie, reprendre à tue-tête le refrain des Wampas: « Petite fille, je voudrais passer ma vie avec toi!«  « Hélas, on ne peut jouer qu’au ping avec la bulle de savon »; c’est très bon mais ça passe trop vite. Fable ou leçon de choses? Il faudra y revenir.

Juste ciel

Éric Chevillard, l'art de la fugue

« Quand on commence à boire de la bière, ça peut durer très longtemps parce qu’il est extrêmement difficile de s’arrêter, les freins sont morts ou quelque chose comme ça. » Lire Chevillard procure un effet similaire. On se découvre une grande soif, pour le spectacle de la langue, l’humour folâtre, délicieuses outrecuidances. Pour prolonger le plaisir, se saisir de L’Auto-fictif à l’assaut des cartels, neuvième volume paru chez L’Arbre Vengeur. Depuis 2009, la maison édite les textes que l’auteur poste quotidiennement sur son blog (autofictif.blogspot.be), faux journal intime et table de travail à ciel ouvert.« L’écrivain a un point de vue unique sur le monde. Mais il accueille qui le souhaite sur son balcon, d’où on jouit d’une vue imprenable. » Trois fragments par jour, trois éclats, trois petits chats. C’est un autre temps bien sûr. Celui de l’instantané sculpté dans le chutier des jours, l’expérience de la comédie humaine scrutée au plus près, enrobée dans le bonbon d’un aphorisme. Ici le courageux diariste distille le mezcal du Mexique, là tente de s’échapper d’une résidence d’écriture à Thiou (hilarant), toujours réveille le lexique. « Tu peux bien voyager, écrire reste un petit geste près du corps. » On se hasarde à tracer un lien avec Les Petits riens du dessinateur Lewis Trondheim (« Un livre avec beaucoup de pas grand-chose« ), tant ces deux-là s’y entendent pour buller méticuleusement, collecter sans fléchir l’entrevu, l’évanescent. Se saisissant de la journée -en voici une qui passe-, Chevillard fait la planche, des témoins disent l’avoir vu ténu. « Parfois l’écrivain, pris de vertige, (….) s’accroche à ce qui se trouve auprès de lui, à ce qui passe, un objet, une scène de rue, n’importe quel débris flottant. » À la jointure des mondes crisse l’actualité, criblée de mots absurdes: Pokémon, Brexit, Kalachnikov.

Éric Chevillard, l'art de la fugue

Après l’envoi d’un premier livre « très beckettien » (Mourir m’enrhume), cet ancien de l’École supérieure de journalisme de Lille signe aux Éditions de Minuit. Où son approche purement littéraire –« trouver des biais romanesques pour écrire autre chose »– fait tache d’huile auprès d’une communauté de fidèles rapidement accrocs. Complice d’une forme olympique, on pardonnerait beaucoup à un écrivain de la trempe d’Éric Chevillard, lui passant une méforme passagère, un léger coup de mou, mais on attendra longtemps de le voir casser une perche, d’autres sa pipe. Qu’il s’invite dans le récit de voyage (Oreille rouge), réenchante le conte ou dérange l’abécédaire (Le Désordre azerty), on lui connaît une réussite aussi insolente que sa discrétion. Ce qui a le don d’agacer un peu… Aussi lorsqu’il pratique l’exercice critique -il tient un feuilleton dans Le Monde des livres- ou s’autorise ici quelques tacles bien sentis. Il se montre inflexible, peu soucieux de flatter les confrères patentés, les oukases du marigot parigot: « Christine Angot n’écrivait pas mais nous souffrions d’impétigo. » « Bien distillée, l’ironie à l’instar du venin est un sérum revigorant »; pas du goût de ses victimes, qui le lui rendent bien. Un Beigbeder courroucé, Calimero sorti de sa coquille (« Démollir Chevillard »), conspue une virtuosité vaine. Chevillard n’en a cure, laissant au Renaudot la vilenie, il croque en toute indépendance, cet art de la riposte. « La vache brosse à grands coups de queue des mouches pointillistes. » Ce qui achève de nous le rendre extrêmement sympathique. Vous souhaitez arrêter la fréquentation des cuistres qui encombrent la table avachie, à quatre pattes, jouxtant l’entrée de la librairie, où traire les stars du marché? « Voici l’arbre à pain, voici le fromager, maintenant fais-toi un sandwich. »

Ronce-Rose, Éditions de Minuit, 146 pages.

L’autofictif à l’assaut des cartels, Éditions Arbre vengeur, 224 pages. ****(*)

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