Serge Coosemans

En direct de Beverly Hills, le podcast de Bret Easton Ellis

Serge Coosemans Chroniqueur

New Balance aux pieds, Levi’s 501 et chemise H&M, boisson énergisante à portée de main, Elvis Costello dans les oreilles, Serge Coosemans s’est mis en mode Bret Easton Ellis pour parler de ce que l’auteur américain a ces dernières années fait de mieux: son podcast. Crash Test, S01E06.

Quand il a été question d’arrêter Sortie de Route et de remplacer la rubrique par quelque chose de nouveau, ma première réaction a été de proposer à Focus « un truc à la Bret Easton Ellis ». Ce n’est pas que je me pique soudainement de me comparer au plus pop des grands écrivains américains contemporains. À vrai dire, Bret Easton Ellis n’est même pas un auteur que j’apprécie particulièrement. J’aime beaucoup Les Lois de l’attraction, Moins que zéro et les 300 premières pages de Lunar Park mais quand il met sur le tapis une trame d’horreur de série Z et une hyperviolence porno, Ellis m’ennuie. Par contre, il me passionne et m’inspire quand il critique l’époque, Hollywood, l’urbanisation de Los Angeles, l’industrie des loisirs; quand il commente de façon souvent pertinente les conflits générationnels et dénonce cette pop-culture mainstream gangrénée par les gossips, le sexisme, le marketing et l’aliénation qui en découle. Forcément, ça me rend plus sympathiques ses podcasts hebdomadaires que ses romans. Pourquoi encore se farcir ses morbides fantasmes de viols et ses histoires de fantômes paternels à 2 balles alors que le plus passionnant de sa vision du monde est à portée d’oreille, du moins pour qui capte l’anglais?

Ça semblait pourtant mal parti, cette affaire. Fin 2013, quand il se lance dans les podcasts, Bret Easton Ellis passe pour un gros ringard en devenir. Imperial Bedrooms, son dernier bouquin à ce jour (2010, le prochain sera pour 2017), est une suite très improbable de Less Than Zero, qu’elle maltraite à peine moins que Jar Jar Binks ne merdouille Star Wars. 2013, c’est surtout l’année de The Canyons, film monté à l’arrache avec Paul Schrader, qu’Ellis a scénarisé. Interprété par la pornstar James Deen et cette grosse cochonne de Lindsay Lohan, c’est une pantalonnade se fantasmant scandaleuse mais au fond nettement plus soft qu’un épisode un peu olé olé de Nip/Tuck. Bien que raté, pas complètement en fait, le film ne mérite toutefois pas les tirs de Grosse Bertha qu’il se prend dans les médias et sur le Net. N’en demeure pas moins que cette descente en flammes contribue à la fabrication de l’image d’un Bret Easton Ellis en pleine midlife crisis (il est né en 1964), abandonnant ce qu’il sait faire de mieux, la littérature, pour tenter de s’imposer à Hollywood comme d’autres débutent au même âge la moto. Ce qui n’arrange rien, c’est que l’auteur passe aussi à la même époque un temps dingue sur Twitter à parler de son couple et il se fait que son compagnon a pour ainsi dire la moitié de son âge. Dernier clou de cercueil à sa réputation: il expose publiquement son intention et sa disponibilité pour adapter au cinéma 50 Shades of Grey, proposition que les ayants droit du bouquin ignorent superbement. Ca sent donc déjà bien la lose et quoi de plus lose encore que de se lancer, en plus de tout ce cirque, dans un talk-show sur Internet?

Charles Manson et Breakfast Club

Durant les premiers podcasts, pas mal de pendules sont remises à l’heure. Ellis rend les coups, répond aux critiques, avec panache et visiblement beaucoup de plaisir. Les glands de Twitter qui lui balancent des insultes en n’ayant lu que le titre des articles reprenant des extraits d’interviews qu’ils jugent offensants en prennent pour leurs grades. Indirectement ou de façon plus cash, il répond aussi aux questions. Non, il ne travaille pas à Hollywood que sur des séries B, vu qu’il traîne toujours un projet de gros film avec Kanye West et qu’il a aussi été question d’une série télé pour la Fox écrite avec Rob Zombie et axée sur la face sombre du Los Angeles sixties, mettant notamment en scène Charles Manson; projet qui a malheureusement été abandonné lorsque les producteurs ont appris que NBC lançait Aquarius avec David Duchovny, show nettement plus mainstream mais au concept similaire. Tout au long de ses podcasts, Ellis aborde souvent ce genre d’anecdotes, raconte ce qu’il se passe dans les coulisses du cinéma, de la télé et de l’édition, pourquoi certains projets n’aboutissent pas. Il ne le fait pas forcément comme un auteur déçu. Parfois, il est davantage observateur et critique et il faut bien admettre qu’au fur et à mesure qu’Ellis prend de la bouteille derrière son micro, il sonne de moins en moins comme une star interviewant d’autres stars et réussit en fait un véritable boulot de journaliste plus intéressé par les contextes que par la promotion.

Il faut toutefois admettre que ce podcast n’est pas toujours facile à écouter. Dans un monde de plus en plus habitué aux formats courts, Ellis ose déjà commencer chaque enregistrement par la lecture d’un texte pouvant lui prendre dix minutes et qui peut relater une anecdote éclairante, critiquer un produit culturel ou une tendance médiatique. Le ton est assez soporifique, au pire exaspérant, au mieux hypnotique. Décrocher serait pourtant une erreur car ce qu’il dit là de son étrange voix nasillarde est souvent puissamment maousse. Ellis creuse ses sujets et explore ses obsessions, comme la narration sentimentale qui transforme dans les médias des faits divers en fables morales réactionnaires, le clash émotionnel entre une génération X cynique et moqueuse et des Millenials pleurnichards et chochottes ou encore l’imbécillité des films d’horreur contemporains où tout est toujours expliqué alors que le mystère et le non-dit sont selon lui bien plus angoissants. En bon geek des années 80, Ellis prend aussi un malin plaisir à interviewer ou à évoquer des figures cultes de l’époque, comme Molly Ringwald et tous ses petits copains du Breakfast Club. Oui, le type réputé froid et apathique peut aussi s’attendrir.

L’intérêt de chaque podcast dépend bien évidemment en grande partie de ce que l’invité veut bien déblatérer (fans ultimes de Stanley Kubrick, ne ratez pas celui avec Matthew Modine, juste énorme!) mais si j’évoque aujourd’hui cette série d’enregistrements dans Crash Test, ce n’est pas seulement parce que j’en suis devenu très fan. C’est surtout parce que ces podcasts me semblent être une très bonne réponse à la Smart Curation de Frédéric Martel et à la disparition programmée du critique culturel évoquées ici même il y a quelques semaines. Avec son ton atypique, ses provocations, ses partis-pris, ses digressions, son mélange d’analyses osées et de souvenirs perso anecdotiques, ses bons et ses mauvais points ainsi que sa connaissance intime du terrain, Bret Easton Ellis nous montre en fait très simplement comment on devrait aujourd’hui critiquer et promouvoir la culture. En s’amusant, en se passionnant, en prenant des risques avec l’audimat et certainement pas en gros fonctionnaire comptant les signes à l’écrit et les minutes entre les encarts publicitaires à l’oral.

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