Emmanuel Régniez, l’entrée des fantômes

Emmanuel Régniez © DR
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

Le néo-Bruxellois Emmanuel Régniez signe un roman à chute épatant, où le Shining de Kubrick rencontrerait la simplicité formelle d’un livret d’opéra en trois actes.

« Je soigne ma mélancolie en me racontant des histoires qui pourraient me faire peur. » Ecrit au dos de la couverture, l’aveu a ce quelque chose d’intrigant et définitif qui enclenche idéalement les histoires de fin fond de nuit. Anneau à l’oreille gauche, veste de cuir et café serré: Emmanuel Régniez est un Corto Maltese à la voix douce, Français récemment arrimé en terre bruxelloise après avoir enseigné la littérature au Japon pendant cinq ans. Attablé dans un bar du centre bruxellois, le romancier raconte l’étrangeté de son quotidien à Tokyo, où il débarqua avec un seul livre (Extinction, de Thomas Bernhard) et fit une consommation boulimique de musique à défaut de maîtriser les kanjis. « J’ai vraiment aimé ça, vivre dans un endroit sans en connaître la langue. Cela signifie pouvoir esquiver beaucoup de choses. Evoluer sans être parasité par les discussions alentour, où qu’on aille. » Se sentir seul en plein carrefour de Shibuya, où se croisent quotidiennement quelque chose comme 100.000 Japonais: le paradoxe est piquant. L’isolement choisi, voire la réclusion, le deuxième livre du quarantenaire ne parle à vrai dire que de cela. Notre château est l’histoire d’Octave et Véra, grands orphelins menant une vie ultraréglée sur la répétition et l’anxiogène, Octave ne quittant la demeure familiale, un château isolé, qu’une fois par semaine pour acheter des livres à la librairie et ainsi assouvir les besoins voraces de sa soeur Véra. Entièrement assumée par Octave, châtelain borderline et de plus en plus inquiétant au fur et à mesure que se déplie l’histoire, la narration mettra au jour une suite d’étrangetés venues tout à la fois rompre l’équilibre de ses névroses, et chatouiller la corde impressionnable du lecteur, fil rouge d’un conte horrifique plein de silences et à la ligne tranchante. Motif du manoir retiré, cigarette qui se consume toute seule, inexplicables apparitions: pas de doute, Notre château ressortit au genre du roman gothique, embranchement perverti du romantisme très en vogue en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. Un genre né avec… Le Château d’Otrante d’Horace Walpole (en 1764) et que Régniez connaît bien pour lui avoir consacré son premier livre, L’ABC du gothique. Un vrai-faux roman dans lequel ce lecteur de Melmoth ou l’homme errant de Maturin et du Moine de Lewis (« mais dans la traduction d’Artaud, une traduction super libre! ») s’amusait à brouiller les pistes.

Conte perverti

Emmanuel Régniez, l'entrée des fantômes

Nouvel hommage, et nouveau détournement, avec Notre château, un récit où le gothique se fait plus mental que spectaculaire. Rampe de lancement de l’écriture davantage que rigoureuse fidélité aux codes. « J’ai usé des contraintes du genre comme d’une to-do list. A partir du moment où j’avais posé l’existence du château et l’intervention des fantômes, la teneur gothique du roman m’a paru tenir toute seule, et ça m’a laissé la liberté de travailler sur la langue. » Fondé sur une répétition hypnotique et lancinante de certaines structures -boucles sonores ne dévoilant leurs informations qu’au compte-gouttes-, le roman joue de l’hybridation. « Mon idée, c’était de se faire rencontrer la structure d’un roman hyperclassique, et une charge poétique, presque quelque chose de l’ordre de la performance. » Court, précis et obsédant comme Les Barricades mystérieuses de François Couperin, sur lesquelles il se conclut, bout de partition à l’appui, le livre reproduit aussi dans ses dernières pages quelques clichés signés Thomas Eakins, peintre et photographe américain mort en 1916. Une suite de portraits mi-romantiques mi-inquiétants au grain hanté où l’on croirait reconnaître Octave et Véra, sortent de Hansel et Gretel pervertis, comme figés dans la poussière. « J’ai découvert le travail de Eakins, complètement par hasard, après avoir fini Notre château, et ça a été un choc, et une révélation. Je me suis dit: « Merde alors, ce sont mes personnages! » J’ai décidé d’intégrer ces photos au livre, un peu à l’image du générique de certains films d’horreur, qui font défiler des images d’archives histoire de laisser entendre que l’histoire avait en réalité commencé bien avant… Je repensais à la scène finale du Shining de Kubrick, quand la caméra s’approche lentement d’une photo où on reconnaît Jack Torrance participant inexplicablement à une réception donnée à l’hôtel quelque 60 ans plus tôt… » Kubrick, mais aussi le monument Henry James –« J’ai beaucoup relu Le Tour d’écrou pendant l’écriture. Je voulais comprendre comment James procédait: quel dosage de dialogues et de descriptions? A quel moment faire intervenir un élément surnaturel? »-: Notre château est un récit sous influences. Il se clôt d’ailleurs sur une singulière notice, dressant la liste de curieux « fantômes » planant sur le texte, et dont les initiales laissent peu de place au doute: G. Flaubert, N. Hawthorne, L. Carroll, mais encore W. Benjamin ou H.P. Lovecraft… Convoquer dans un récit contemporain l’esprit et la lettre d’auteurs morts: l’initiative témoigne du bain de fiction maladif dans lequel croupissent ses héros, mais aussi, peut-être, d’un rapport singulier de leur auteur à la chronologie. « Je suis un peu obsédé par la question du temps, c’est vrai. Le temps perdu qu’on ne rattrapera pas. Le temps du trop tard. La mort, le deuil. Quelque chose qui ne passe pas… » Emmanuel Régniez, auteur proustien? « La Recherche est le plus grand roman de tous les temps. Et c’est de plus en plus vrai au fur et à mesure que je vieillis… Parfois je me dis, vivement 55 ans que je puisse l’apprécier encore davantage. » Il est de recevables raisons de prendre de l’âge, en effet.

NOTRE CHÂTEAU D’EMMANUEL RÉGNIEZ, ÉDITIONS DU TRIPODE, 128 PAGES. ****

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