Critique | Livres

Emmanuel Carrère, il était une foi

Emmanuel Carrère © Helene Bamberger/Opale
Myriam Leroy
Myriam Leroy Journaliste, chroniqueuse, écrivain

Le nouveau Carrère, Le Royaume, se positionne comme un best-seller tout en questionnant les origines du christianisme, entre exégèse et quête personnelle.

Emmanuel Carrère, il était une foi

Emmanuel Carrère a été croyant. Très. Pendant trois ans. Il en est revenu, lourd de 640 pages d’un travail exégétique étourdissant. Pas un roman, non. Un récit. Pas tout à fait un essai, plutôt une enquête sur la genèse de la Chrétienté, à voir comme un jalon supplémentaire dans l’oeuvre passionnante d’un auteur singulier, qui s’impose avec ce Royaume comme un écrivain majeur. Le roi de l’autofiction se lance à l’abordage du Nouveau Testament, et remonte le courant jusqu’à se poser sur l’épaule de Luc et Paul: ses détracteurs, persuadés que sa bibliographie consiste essentiellement à se gargariser de lui-même, pourraient y voir la plus frappante des antinomies.

Chez Carrère il est vrai, le spectacle se passe souvent en coulisses. Les ratés, les atermoiements, les approximations sont autant de touches qui viennent peindre ce qu’on admirera en reculant d’un pas. Et, depuis un angle que ne renierait pas Platon, Carrère agite le filtre de la perception, lorsqu’il raconte ce qui apparaît à beaucoup comme la simple réalité. Certains verront donc comme un sacrilège les allers et retours que l’écrivain ne manque pas de tracer entre l’Histoire du christianisme et sa petite histoire à lui. Sauf que, page 385: la clé.

Sacré et profane

Abordant les Mémoires d’Hadrien de Yourcenar, il évoque son travail documentaire -il a sorti un film foireux en 2003, Retour à Kotelnitch, excroissance de son Roman russe fondateur. « Pour ma part, ce que dans le jargon technique on appelle les « regards caméra » ne me gêne pas: au contraire je les garde, j’attire même l’attention sur eux. Je montre ce que désignent ces regards, ce qui dans le documentaire classique est supposé rester hors champ: l’équipe en train de filmer, moi qui dirige l’équipe, et nos querelles, nos doutes, nos relations compliquées avec les gens que nous filmons. Je ne prétends pas que c’est mieux. Ce sont deux écoles, et tout ce qu’on peut dire en faveur de la mienne, c’est qu’elle est plus accordée à la sensibilité moderne, amie du soupçon, de l’envers des décors et des making of, que la prétention à la fois hautaine et ingénue de Marguerite Yourcenar à s’effacer pour montrer les choses telles qu’elles sont dans leur essence et leur vérité. » En fait, par ce va-et-vient entre le sacré et le profane, entre le passé et le présent, il traduit en termes compréhensibles par tous, même les plus réfractaires à l’idée même de foi, l’essence de celle-ci. Ainsi, lorsqu’après avoir rapporté une mésaventure avec une inquiétante nounou illuminée, il raconte le projet de roman qu’il caresse à l’époque, le vertige du mystère des convictions religieuses nous apparaît dans toute son évidence. « Une vague, très vague idée se dessine. Ce serait de faire le portrait d’une sorte de mystique sauvage qui tiendrait à la fois de Philip K. Dick et de Jamie Ottomanelli: un vieux hippie, une vieille hippie plutôt, abîmée par les drogues et le malheur, qui a un jour une illumination mystique et se demande jusqu’à la fin de sa vie si elle a rencontré Dieu ou si elle est folle, et s’il y a une différence entre les deux. » Il y a presque du génie dans son Royaume, que l’on annote et griffonne page après page tant son style est précis et son érudition vaste. C’est ce qui rend cette somme à la fois assommante et incontournable.

  • LE ROYAUME, D’EMMANUEL CARRÈRE, ÉDITIONS P.O.L., 640 PAGES.

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