Laurent Raphaël

Édito: Pour ou contre le Nobel à Dylan?

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Fallait-il oui ou non attribuer le Nobel de littérature à Dylan? Question vache, que je mâchouille en boucle depuis jeudi dernier sans parvenir à départager mon moi conservateur et mon moi progressiste. Le plus simple, pour éviter de me trahir moi-même, c’est de laisser la parole aux deux.

POUR

Comme le résume sur Twitter Salman Rushdie, qui pour le coup se montre bon perdant puisqu’il est l’un des dindons de la farce dans cette histoire, « d’Orphée à Faiz, la chanson et la poésie ont toujours été liées. Dylan est l’héritier brillant de la tradition des bardes. Excellent choix« . Outre cette filiation chant et poésie qui remonte à la nuit des temps et balaie donc d’un revers de lyre l’argument que la littérature ça se lit, ça ne se chante pas, c’est surtout à l’ADN de ses textes que l’auteur de Blonde on Blonde doit ses lettres -au sens propre pour le coup- de noblesse. Travaillé à l’âme par la culture juive, la poésie élégiaque grecque, l’allégorisme racé de Shakespeare, l’audace juvénile de Rimbaud, la prose fiévreuse de Faulkner, le romantisme noir de Byron, le folk engagé de Woody Guthrie ou encore la verve hallucinatoire des artistes beat, Bob l’éponge tire de cette fréquentation transcendantale un lyrisme surréaliste gorgé de spleen qui n’appartient qu’à lui. C’est la marque des grands écrivains de sublimer les influences qui les ont nourris.

Au-delà de la personne, ce choix est aussi un symbole fort en ces temps où l’Amérique joue à se faire peur en envisageant l’élection du beauf ultime. En cristallisant les mouvements tectoniques des années 60, Dylan n’a pas seulement produit des hymnes à la chaîne pour cette jeunesse en mouvement, il en a signé les manifestes. Rappeler que l’héritage des Etats-Unis ne se mesure pas seulement à l’épaisseur du portefeuille ou à l’indice de vulgarité mais aussi en espèces sonnantes mais non trébuchantes d’utopie et de beauté à faire chavirer une génération entière, est une manière de réveiller les consciences.

Enfin, pourquoi vouloir cantonner la musique dans le pré d’une catégorie homogène à l’heure du mélange des genres? Ce prix apporte de l’oxygène d’en haut, ce qui est rare. Pour une fois qu’une institution établie montre l’exemple et se met au diapason de ce qui se trame en bas, réjouissons-nous. On la croyait moribonde, en réalité la littérature est partout nous disent les sages du Nobel. Alléluia!

CONTRE

« Lui connu dans le monde entier avec une voix comme ça? J’y crois pas« , lâche sceptique le fiston alors que Dylan régale les ORL sur The Times They are a Changin’. Hé oui mon grand, un chanteur célèbre et, depuis jeudi dernier, également l’une des plus grandes voix de la littérature. On nous explique que c’est moins l’écrivain que l’icône avec son univers singulier où se télescopent messages politiques, accents poétiques et incantations métaphysiques qui a droit aux égards suédois. Sage précision, parce qu’une « oeuvre » qui tient sur 500 pages, ça fait léger pour un Nobel de littérature. Quel camouflet pour les romanciers et poètes qui ont donné leur vie à la littérature! On pense à Joyce Carol Oates, à Philip Roth ou au Kenyan Ngugi wa Thiong’o.

On comprend l’intention, louable, de vouloir décloisonner le genre mais n’est-ce pas céder à cette tentation dictée en coulisse par le libéralisme de vouloir mettre tout sur le même pied d’égalité? A ce jeu-là, ils auraient au moins pu choisir Patti Smith. Elle est née sur la même comète artistique contestataire mais elle au moins a torché quelques livres qui peuvent fièrement revendiquer l’étendard littéraire. C’est Irvine Welsh qui a le mieux résumé la situation, avec son punch habituel: « Je suis fan de Dylan, mais ce prix nostalgique et mal pensé est sorti de la prostate de hippies séniles et bégayants. »

Si on suit cette logique, il faudra envisager de remettre la palme d’or à Cannes à l’écrivain dont le roman a inspiré le meilleur film de la sélection. Après tout, le long métrage existe déjà en gestation dans le roman qui en est en quelque sorte la matrice. Sans J.R.R. Tolkien, pas de Seigneur des Anneaux de Peter Jackson. Sans Fitzgerald pas de Gastby le Magnifique de Jack Clayton ni Baz Luhrmann.

A l’heure où les amateurs se battent pour que la littérature ne finisse pas écrasée sous le bulldozer numérique, le jury du Nobel envoie un drôle de signal: ne perdez plus votre temps à lire, écoutez des chansons, cela suffira à vous libérer l’esprit des chaînes… Le grand aspirateur du relativisme a encore frappé mais au sommet de la pyramide cette fois.

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