Laurent Raphaël

Édito: Le jour le plus long

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

« Encore un attentat, encore une vague de migrants échouée sur les rives de notre continent de cocagne, encore une tricherie à l’échelle industrielle… Circulez, il n’y a rien à voir, sinon le défilé habituel des petites et grandes horreurs. Aujourd’hui, on ne cède pas à la morosité. »

Même si c’est de plus en plus rare, il arrive que la nuit rédemptrice allège un peu le fardeau de l’existence. On se lève du bon pied, le moral au beau fixe, persuadé que rien ne pourra venir écorner cet optimisme galvanisé à la chaleur d’un lit douillet, conscient simplement de la chance d’en avoir un. Dans les brumes matinales surgissent en pointillés les images et les sons du roman, du film, de l’album, du spectacle, de la série télé dont le souffle magnétique a permis la veille au soir d’éloigner les nuages électriques, assurant une bascule sans heurt dans l’autre monde, celui où je est un autre, parfois proche, parfois étrangement méconnaissable.

En ce moment, c’est Thomas B. Reverdy et son portrait à trois voix d’un Detroit fantomatique (Flammarion), métaphore urbaine d’une modernité déchue, qui joue les Bons Samaritains, sa prose soulageant nos afflictions en les recouvrant d’un bandage romanesque solide. La fiction, même quand elle s’aventure dans l’affreux, le sale et le méchant, filtre les impuretés du réel, neutralise ses méfaits, canalise son trop-plein. On rejoue la partition de nos peurs mais avec une distance qui laisse affleurer l’empathie, la consolation et la raison derrière la peur, la paranoïa et le trauma. Cette grande entreprise de recyclage est indispensable pour effacer le goût amer d’une journée à mâcher les cailloux toujours brûlants d’une actu partagée entre anecdotes digitales insignifiantes et coups de tocsins annonçant l’apocalypse, comme si l’horizon de l’humanité ne laissait entrevoir que deux issues possibles: le néant ou l’abîme.

On résiste à la première salve des mauvaises nouvelles crachées sur les ondes ou péchées dans la mare numérique entre deux tartines, bien à l’abri dans notre scaphandre antichoc. Encore un attentat, encore une vague de migrants échouée sur les rives de notre continent de cocagne, encore une tricherie à l’échelle industrielle… Circulez, il n’y a rien à voir, sinon le défilé habituel des petites et grandes horreurs. Aujourd’hui, on ne cède pas à la morosité, on veut croire à un avenir moins banalement éclaboussé de sang, de souffrance et de désillusions.

Encore un attentat, encore une vague de migrants u0026#xE9;chouu0026#xE9;e, encore une tricherie u0026#xE0; l’u0026#xE9;chelle industrielle… Circulez, il n’y a rien u0026#xE0; voir. Aujourd’hui, on ne cu0026#xE8;de pas u0026#xE0; la morositu0026#xE9;.

La jauge d’énergie remplie à ras bord, on se jette dans le trafic. Non, l’agressivité de ce #!!@!!! de conducteur ne nous touche pas. Non, le troisième raid d’infos toxiques ne nous met pas en colère. On tient bon, bien décidé à affronter cette journée en mode zen attitude. Tout juste si on remarque quelques fissures dans la combinaison en arrivant au bureau -de petits interstices dans lesquels s’engouffre un air glacial et nauséabond, mais pas de quoi affecter notre bonne humeur. Là on se rebranche à la matrice comme un astronaute à sa navette avec l’ombilic qui lui fournit son oxygène. Et c’est reparti pour le carrousel infernal et gluant des news. On fait le gros dos, on essuie les coups sans broncher, mais arrive un moment où un faisceau d’indices épars laisse entrevoir une attaque ciblée et souterraine qui finit par dynamiter notre bel enthousiasme. Ce jour-là, c’est sur le versant du livre que pleuvent les bombes. Une enquête du syndicat des auteurs américains indique que le numérique accélère la paupérisation des auteurs (seuls 39% vivent de leur plume). En cause: le piratage et l’hécatombe chez les libraires. Comme pour illustrer ce propos alarmiste, un peu plus tard, on apprend qu’un fichier contenant 40 livres en français, dont pas mal de romans de la rentrée, a fuité et se répand dans les estomacs informatiques comme une bactérie gloutonne.

L’ange perché sur notre épaule veut nous persuader que finalement ce qui compte, c’est que les gens lisent, et que le chaos est transitoire, qu’il annonce un jour nouveau. Mais de l’autre côté, le diable qui a repris subitement du poil de la bête n’est pas de cet avis. Pour lui, c’est le signe, un de plus, de l’écroulement sur lui-même de notre civilisation.

On était parti le coeur léger mais on rentre épuisé, déboussolé, le moral chiffonné à force d’avoir lutté sur notre théâtre intime. Avec dans les narines, l’odeur des détritus de l’époque ramassés tout au long de notre tournée d’éboueur des artères digitales. Heureusement, ce soir-là, la suite de la série Narcos et l’intégrale des nouvelles de Sherlock Holmes rassemblées par Omnibus sont au programme. Il faudra bien ce remède de cheval pour apurer l’ardoise et espérer dormir un peu. Car demain n’est pas un autre jour…

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