Donna Tartt, l’oiseau rare

Donna Tartt © Beowulf Sheehan
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

Avec ce qui est son troisième roman en plus de 20 ans d’écriture, la grande prêtresse des lettres US Donna Tartt sort de son silence. Roman d’apprentissage éblouissant sous influence picturale, Le Chardonneret est un phénomène d’édition annoncé.

New York. Le 22 octobre dernier. Aux abords de Central Park entre Fifth et Madison Avenue, le gratin arty se dispute les abords de La Frick Collection, adorable petit musée monté dans l’hôtel particulier, tout de luxe marbré, du magnat de l’acier Henry Clay Frick (1849-1919), et abritant les chefs-d’oeuvre de sa collection privée. Le jour se lève sur un événement comme les Américains en raffolent: en collaboration avec la Mauritshuis de La Haye, le musée new-yorkais consacre une exposition temporaire aux chefs-d’oeuvre de la peinture flamande du siècle d’or. Aux murs, parmi les tableaux ayant traversé l’Atlantique, la Jeune fille à la perle de Vermeer, Susanna de Rembrandt ou le Portrait de Aletta Hanemans de Frans Hals. C’est pourtant une autre toute petite toile, 33,5 cm sur 22,8, qui attise les commentaires. Ce 22 octobre, à quelques croisements de là, les éditions Little, Brown and Company sont en train de sortir de presse un livre événement à des milliers d’exemplaires. Il est signé Donna Tartt, mystère faite romancière, et s’intitule The Goldfinch (Le Chardonneret en vf), d’après le tableau éponyme du Flamand Carel Fabritius -celui-là même vers qui se tournent tous les regards au Frick.

La coïncidence (mais en est-ce vraiment une?) est belle, et le coup d’envoi d’un phénomène muséal et éditorial couplé: en quelques jours seulement, le roman entre dans la liste des dix meilleurs romans de l’année de la redoutée Michiko Kakutani du NY Times, ainsi que dans la liste des best-sellers entre Stephen King et Patricia Cornwell, et l’exposition du Frick fait dans le même temps un carton absolu -qui draine déjà plus de 61 000 visiteurs un mois seulement après son ouverture. « Ils ont organisé au Frick une séance de signature avec Donna en marge de l’exposition, raconte Ivan Nabokov, l’éditeur français du Chardonneret. Donna m’a appelé dernièrement et m’a raconté que ce jour-là, le musée avait connu la plus grosse affluence de toute son histoire, depuis sa création en 1935. »

Da Vinci Code

Un roman qui s’empare d’une toile de maître et relance son pouvoir de fascination: toutes proportions gardées, l’histoire tient du Da Vinci Code, à la différence près qu’on peut probablement parler ici de transfert d’aura symbolique davantage que d’opportunisme commercial, l’intelligence et la maîtrise romanesques de la désormais quinquagénaire ayant déjà fait leurs preuves pour le moins.

Rappel des faits. En 2008, Little, Brown and Company annonçait la publication d’un troisième roman de Donna Tartt. Frémissement dans la sphère littéraire mondiale. La sortie a beau être annoncée pour quelque quatre ans plus tard (!), soit pour 2012, le décompte est lancé, soulignant une dévotion qui court depuis 1992, et la parution du Maître des illusions. Livre phare des « Nonanties », best-seller mondial traduit dans plus de 24 langues, le premier thriller tarttien, romance gothique aux réminiscences platoniciennes, sorte de Cercle des poètes disparus addictif et sous acide, reste comme l’un des plus adulés et les plus commentés de ces 20 dernières années. Un phénomène qui virera au culte quand la romancière le fera suivre de douze longues années de silence, enfin brisé par la sortie du Petit Copain en 2004, authentique brique qui, si elle eut le mérite de rassurer sur la bonne santé de Tartt, aura aussi laissé légèrement sur sa faim, ample thriller aux contours plus distants et par endroits inégaux. C’est dire que l’arrivée du successeur était attendue de pied ferme, troisième roman en 20 ans d’une romancière secrète et perfectionniste suivant un rythme aujourd’hui entériné d’une publication par décennie.

Mais si, en 2012, le communiqué éditorial officiel, laconique, annonce une « histoire de perte et d’obsession d’un jeune garçon, rongé de culpabilité et dévasté après la mort de sa mère », au mois d’août de ladite année, Little, Brown and Company déclare la sortie repoussée sine die. « Elle m’avait expliqué être très contente de la fin, mais encore embêtée par un long passage juste avant. En 2012, son éditeur américain lui a mis la pression, raconte Ivan Nabokov, et a fini par la publier moins d’un an après. Les derniers mois, elle était encore en train de corriger les épreuves alors que la composition avait commencé. » Le 22 octobre dernier, le monstre aux 800 pages est enfin lâché, et dans le même temps dix ans d’une vie épongés -perplexité qu’exprimait Stephen King dans le New York Times: « Ecrire un livre de cette ampleur et de cette densité revient à gagner l’Irlande depuis l’Amérique en rameur, une tâche tout à la fois solitaire et épuisante. En particulier en cas de tempête. » A seulement une rentrée littéraire de distance, le best-seller fait aujourd’hui, à raison, l’événement de la rentrée d’hiver en français.

Poudre aux yeux

Son point de départ, Donna Tartt va le chercher en Hollande et dans un fait divers historique. Le 12 octobre 1654, un entrepôt renfermant 90 000 livres de poudre situé au nord-est de Delft explose et ravage la ville. Blessé dans un premier temps, l’élève de Rembrandt Carel Fabritius finira par succomber à ses blessures quelques heures plus tard. Il a alors 32 ans. Le Chardonneret, tableau miniature peint sur bois qui annonce Vermeer, représentant un oiseau sur fond crémeux et intensément lumineux, est une des rares toiles du peintre réchappées de l’explosion.

Le Chardonneret, Carel Fabritius
Le Chardonneret, Carel Fabritius© DR

C’est près de 400 ans après son premier sauvetage que Tartt décide de placer la peinture au coeur d’une troublante -et fictive- répétition de l’Histoire. L’une des premières et des plus saisissantes scènes du livre voit Le Chardonneret réchapper d’un terrible attentat à la bombe au Metropolitan Art de New York. Theo Decker, 13 ans, et narrateur salingerien en diable du livre, y perd sa mère adorée, dont les tout derniers propos, énigmatiques, sur le tableau résonneront longtemps (« Les gens meurent bien sûr. Mais la façon dont nous perdons les choses alors qu’il est possible de l’éviter est un crève-coeur. (…) ce que nous réussissons à préserver de l’Histoire est un miracle. ») Rare survivant de l’explosion, Theo décide un peu malgré lui de sauver la toile de Fabritius des décombres et de la désolation. Le début d’un face à face clandestin entre l’orphelin et le tableau, véritable « guiding spirit » du roman -objet d’un pur fantasme d’écrivain (« Que ce minuscule chef-d’oeuvre ait survécu à l’explosion de Delft pour disparaître, des siècles plus tard, dans une autre explosion humaine, est l’un de ces rebondissements des plus étranges, ainsi que l’on en trouve chez O. Henry ou Guy de Maupassant. ») Bientôt, le père de Theo, longtemps introuvable, réapparaît aux bras de Xandra, mémorable escort girl cocaïnomane. Acteur brisé reconverti dans les jeux, gangster paresseux tout droit sorti d’Ocean’s Eleven, il emmène Theo chez lui à Vegas -le départ d’une valse autodestructrice au-dessus du vide, entre transe et inertie. Livré à lui-même, à fleur de culpabilité morbide et de désespoir, Theo fera front avec Boris, frère d’armes, de drogue, d’hallucinations et d’infortune -l’ado nihiliste de citer Thoreau: « L’existence que mènent généralement les hommes en est une de tranquille désespoir. »

Le roman, bâti sur une succession de tableaux en constant mouvement, poursuivra ensuite relativement classiquement (les critiques US y voient beaucoup Dickens) la destinée de Theo jusqu’à l’âge adulte. Son devenir de marchand d’art véreux depuis Las Vegas (son vacarme visuel) jusqu’à New York (son électricité post-traumatique) et Amsterdam (ses canaux étincelants de givre), écumant le passé à la recherche de sens. Sauver, être sauvé, répéter le passé et faire en sorte qu’il soit différent: Le Chardonneret est un grand roman sur l’impermanence et l’insondable de la destinée, hanté par l’obsession US de la table rase et de la réinvention de soi. Les personnages qui le peuplent ont une densité inoubliable, et la langue de Donna Tartt (admirablement traduite par Edith Soonckindt) est fabuleuse et déchirante.

Double sens

« Le voyage dans lequel je veux embarquer le lecteur, déclarait la romancière à la BBC, est toujours le voyage que j’aimais le plus quand je lisais enfant: cette interrogation galopante et joyeuse, ce « que-va-t-il-bien-pouvoir-se-passer-après? » » Il y a incontestablement quelque chose de la jubilation immersive et immédiate du page turner dans Le Chardonneret -surprise constante, suspense lancinant. Mais le roman sait aussi s’en décoller, laissant entrevoir un autre niveau de lecture, plus intéressant, dans les pages consacrées à l’analyse du tableau, trompe-l’oeil à double entrée, selon qu’on décide d’y voir un oiseau ou la représentation d’un oiseau -le mirage ou les coups de pinceau. (« C’est ça qui fait de lui un génie plus de notre époque que de la sienne. Il y a un double sens. On voit la patte du peintre, on voit la peinture pour la peinture, et aussi l’oiseau vivant. ») C’est là exactement le genre de pacte que Donna Tartt conclut avec son lecteur: provoquer l’illusion romanesque (son usage du hasard et de la contingence) et la désamorcer en rendant visibles les fils de son impeccable composition narrative et de son art de la métaphore. C’est peut-être la dimension la plus fascinante du livre: ce mélange réussi de ruse et de matière, de vitesse et de densité, de fiction et de réalité. Un trouble parfaitement résumé par Theo: « J’étais juste tellement désorienté que je sentais que je risquais de me réveiller pour découvrir que je m’étais endormi avec un livre ouvert sur le visage. » Le story-telling, et l’art de le magnifier.

Tartt, les raisons d’un culte

1. La lenteur. Avec trois livraisons seulement en plus de 20 ans d’écriture, Donna Tartt est ce qu’on appelle une écrivain rare. Perfectionniste jusqu’à l’obsession, l’anti-Joyce Carol Oates travaille dix ans en moyenne à chacune de ses publications. Une vraie revendication: « J’ai essayé d’écrire plus vite, j’ai essayé d’écrire un roman en un an, c’était une erreur. Je n’ai pas aimé le processus. Et s’il n’y a pas de plaisir pour l’écrivain, il n’y en a pas pour le lecteur. » A 50 ans, elle déclarait récemment qu’en se tenant à ce rythme, elle espérait parvenir au nombre de cinq romans publiés -de quoi faire monter l’attente.

2. L’auto-mythologisation. Donna Tartt se montre rarement, acceptant très peu d’interviews. Mais quand elle s’expose, elle travaille ses apparitions, et se met en scène avec soin: de ses récentes apparitions, on retiendra sa silhouette ultra menue (elle mesure 1m52, « exactement la même taille que Lolita », comme elle se plaît, paraît-il, à faire remarquer) emballée dans une élégance tomboy et androgyne chic, portant le costume masculin et la cravate, sa peau de porcelaine, son impeccable carré noir corbeau, son regard perçant et son insondable sourire Mona Lisa. La classe.

3. L’invisibilité. On ne sait rien ou presque de la vie privée de Donna Tartt, et son extrême discrétion encourage une invraisemblable source de gossips, du plus crédible au plus inintéressant: elle habiterait une grande ferme retapée en Virginie, aurait été cheerleader pour l’équipe de basket de son école dans le Mississippi, ne mangerait que de la nourriture excessivement chère, aurait acheté une île du Pacifique, lu tout Ezra Pound seule sous la pluie, serait complètement timbrée. On a extrapolé autant sur Donna Tartt que sur Thomas Pynchon ou Salinger. Et forcément, ça participe du mythe.

4. La dimension initiatique. Ethique platonicienne dans Le Maître des illusions, mystique de la littérature d’aventures de Stevenson, Kipling et Conan Doyle dans Le Petit copain, dimension cachée des oeuvres d’art dans Le Chardonneret: les thrillers tarttiens plongent des adolescents malléables dans un environnement érudit et crypté, à la dimension initiatique fascinante. Résultat: aux USA, sur des sites dédiés (certains s’auto-proclament mausolée en son honneur -« Donna Tartt shrine »), une authentique communauté de fans ressasse, commente et interprète la dimension nébuleuse de ses thématiques.

5. L’entourage. Repérée à 20 ans par rien moins que Willie Morris, éditeur de Harper’s Magazine, représentée dès ses débuts par Amanda Urban, l’agente new-yorkaise star de Tony Morrison ou Jay McInerney, associée un temps au Literary Brat Pack, brillante mouvance East Coast désillusionnée et droguée de la fin eighties, et en particulier proche de Bret Easton Ellis, à qui elle dédicace Le Maître des illusions, régulièrement désignée comme la descendante de Salinger, citée comme un maître par les petits prodiges de la nouvelle génération (Marisha Pessl), Donna Tartt a beau professer son indépendance farouche, elle est sans cesse approchée et récupérée par ce qui se fait de mieux en littérature US contemporaine.

  • LE CHARDONNERET, DE DONNA TARTT, ÉDITIONS PLON, TRADUIT DE L’ANGLAIS (USA) PAR EDITH SOONCKINDT, 795 PAGES.

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