Serge Coosemans

Ce qui se passe en Nabillaland reste en Nabillaland

Serge Coosemans Chroniqueur

Qu’est-ce qui est le plus scandaleux? Une séance de signatures de Nabilla dans une grande librairie bruxelloise qui vend aussi du pinard et des sandwichs ou la sélection d' »essais qui se lisent comme un roman » et de « littérature pour la plage » que beaucoup de vendeurs et de critiques supposés sérieux essayent de nous fourguer? Serge Coosemans a sa petite idée sur le sujet. Airbags et queues de poisson, beauf-culture et carambolages, voici le Crash Test S01E38.

Ce lundi 13 juin 2016, Nabilla Benattia signe son bouquin dans une grande librairie bruxelloise, ce qui génère quelques moqueries et crispations de la part de gens qui ont la prétention de tenir la chose culturelle en haute estime et semblent voir dans cette séance de dédicaces un nouveau symbole de la décadence intellectuelle en cours. Ce samedi 11 juin 2016, deux figures emblématiques du magazine Les Inrockuptibles semblaient quant à elles plutôt se réjouir, certes au second degré, qu’une jeune Castafiore américaine issue de la télé-réalité se soit fait descendre d’une balle dans la tête à l’issue d’un concert, le temps de tweets à l’humour noir maladroitement déplaisant vite retirés du réseau. Malaise. Malaise que des adultes ayant éventuellement la cinquantaine bien tapée ont comme de gros boutonneux toujours à ce point besoin de se positionner par rapport à un produit populaire pour réaffirmer leur identité et, au passage, traiter les gens aux goûts jugés trop mainstream de grosses merdes. Malaise que ces violents discours de rejet de personnalités issues de la télé-réalité en rappellent d’autres, plus sociaux, plus politiques, mais tout aussi identitaires. Malaise que l’on attribue à des starlettes à la durée de vie médiatique extrêmement limitée pas mal de maux du monde culturel plutôt que de pratiquer sa propre autocritique, en l’occurrence pour Les Inrocks admettre que cela fait 25 ans qu’ils nous font passer le consumérisme geek le plus crasse pour un mode de vie supérieur et le moindre flan à chemise à carreaux et guitare de bois pour un tsunami de talent.

En ce moment, je lis Hors-bord, le classique de l’Américaine Renata Adler, et j’écoute en boucle l’album Transmission de Death in Vegas. C’est ma culture. Elle me rend heureux, m’inspire, m’apaise. Bien entendu, je l’estime supérieure à Nabilla et à la télé-réalité. Pourtant, je n’ai pas envie de l’y mesurer, de partir en croisade, de vouloir y convertir qui que ce soit, de bourrer les crânes, de bonimenter, d’essayer de détourner les amateurs de télé-réalité de leurs propres emballements. Je le ferais peut-être si je sentais cette culture menacée par Nabilla, le consumérisme, la décadence intellectuelle; si je me sentais une âme de prof ou de curé, aussi. Mais ce n’est pas le cas. Je ne crois pas à la décadence culturelle et je pense que ma culture n’est pas plus menacée que de nature à pouvoir plaire aux masses. Ça me va très bien comme ça et ça m’ôte toute envie d’évangéliser. Ça retire tout enjeu, ça détend, et ça me permet surtout de vraiment me foutre de Nabilla, de ce qu’elle raconte, de ce qu’elle représente et dans qui il lui arrive de planter un ustensile de cuisine. Mais si Nabilla a écrit ou fait écrire un livre, j’estime tout de même plutôt logique qu’elle le promotionne. Et c’est d’autant moins scandaleux qu’à Bruxelles, elle le fait dans une librairie généraliste mainstream où on peut aussi acheter du pinard, du caviar, des gadgets, des bagels, des bagnoles et aussi de très bons bouquins. Certes, c’est bien un peu triste de jouer une carte promo aussi vulgosse mais ça va. Nabilla, ce n’est pas Mein Kampf, Christine Boutin, Alain Destexhe ou la France Orange Mécanique. D’ailleurs, médiatiquement parlant, il doit lui rester grand max 6 mois à vivre et si ça se trouve, son livre est même (involontairement) plus marrant qu’un recueil de chroniques de Charline Vanhoenacker.

C’est le blog d’un DJ qui m’a fait connaître Renata Adler. Laurent Raphaël et les pages littéraires du journal Libération parviennent aussi régulièrement à me donner envie de lire des bouquins mais dans le paysage médiatique de proximité, c’est à peu près tout. Les Inrocks, jamais. La RTBF, encore moins. Cette rareté de bons prescripteurs est pour moi beaucoup plus choquante que la présence de Nabilla chez Filigranes. Même si je me peux me montrer hautain, moqueur et carrément méprisant à leur égard, je garde en fait la plus grande clémence pour l’inculture des barakis, des beaufs, des cagoles et des crétins; leur télé-réalité, leurs chansons sous autotune, leur house-music de campings. La nullité m’est bien moins dérangeante que la fausse qualité et surtout bien plus excusable que les emballements prétentieux et ennuyeux de tous ceux censés défendre et promouvoir une culture plus qualitative. Je ne fréquente pas la planète Nabilla mais je travaille dans une sphère où certains en arrivent à justifier des concepts aussi imbéciles que la « littérature pour la plage » et « l’essai qui se lit comme un roman », ainsi qu’ à rejeter tout ce qui leur paraît « trop intello ». Ils en font plutôt des caisses sur des torchons qui magnifient généralement leurs propres petites névroses, trouveront toujours un roman avec des nazis et des Juifs « bouleversant » et le moindre truc parlant vraiment de l’époque sera systématiquement catalogué comme étant « cynique et décalé ». Je ne parle pas que du milieu médiatique. Combien de fois m’est-il arrivé d’entrer dans l’une ou l’autre librairie bruxelloise avec des références anglo-saxonnes classiques, bien précises, mais évidemment indisponibles, pour en ressortir, sur des conseils de bigleuses en robe à pois, avec une version générique scandinave de True Detective ou un essai sociétal douloureux aux rectums des mouches que même Béatrice Delvaux trouverait un poil vite branlé? Ce qui se passe en Nabillaland reste en Nabillaland. Par contre, t’es critique littéraire ou conseiller dans une librairie et t’essayes de fourguer du Beigbeder à un fan de Joan Didion et Édouard Louis à un admirateur de Jean Genet? Non mais allô quoi.

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