Bulles à facettes: quand BD et musique électronique se marient

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Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Difficile à dénicher, Le Chant de la machine bénéficie d’une nouvelle réédition chez Allia. L’occasion de remettre la main sur une passionnante histoire de la house music racontée en BD.

Attention, BD culte! Et pour une fois, le terme est loin d’être galvaudé. Paru en deux volumes, publiés une première fois en 2000 et 2002, Le Chant de la machine s’attaque à une tâche particulièrement casse-gueule: raconter l’histoire de la house et de la techno en bande dessinée. C’est David Blot (au scénario) et Mathias Cousin (au dessin) qui se sont lancés à l’époque dans ce pari un peu dingo. Ils le réussiront en construisant un récit à la fois touffu et captivant. Ou pour le dire autrement, encyclopédique sans être rébarbatif: la quadrature du cercle. Des prémices de la disco au Paradise Garage, en passant par la culture rave, la naissance de la house à Chicago ou de la techno à Detroit, Le Chant de la machine embrasse les parcours sinueux de la dance avec l’enthousiasme, l’envie et la passion des amateurs éclairés.

Édité initialement par Delcourt, Le Chant de la machine s’était honorablement vendu, avant de disparaître des rayons pour se retrouver dans les bacs des soldeurs. En 2011, l’éphémère maison d’édition Manolosanctis avait ainsi relancé un nouveau tirage… avant de devoir mettre la clé sous le paillasson. Cette fois, c’est Allia qui a récupéré la mise, rendant à nouveau disponible le roman graphique. La réédition est complétée notamment de planches inédites et d’une préface signée par les Daft Punk.

Pour l’éditeur indépendant, c’est une double première. « Allia n’avait jamais publié de BD en 35 ans, explique David Blot. Puis c’est aussi leur premier bouquin français sur la musique », dans un catalogue qui a multiplié jusqu’ici les traductions d’ouvrages anglo-saxons de référence (Greil Marcus, Peter Guralnick, Nick Tosches, etc.). « A priori, on tient là l’édition définitive », assure aujourd’hui David Blot…

Bulles à facettes: quand BD et musique électronique se marient
© Éditions Allia

Elle tombe à pic. Parce qu’elle rejoint une vague d’autres ouvrages, de plus en plus nombreux, qui ont décidé de parler de musique en BD (lire plus loin). Parce qu’après 30 ans d’existence, la house et la techno bénéficient également d’une certaine reconnaissance. Ou en tout cas, peuvent faire valoir une histoire, susceptible désormais d’intéresser au-delà du simple public de clubbers. Surtout, la BD a conservé ses qualités de départ, multipliant les modes de narration, livrant un récit aussi pertinent qu’enthousiaste. Probablement parce que ses deux concepteurs étaient eux-mêmes au coeur de la fameuse « machine »…

Contes et légendes de l’underground

Milieu des années 90, Mathias Cousin (1972) est diplômé de l’école des arts graphiques Penninghen, à Paris. Il est pote avec David Blot (1970), animateur sur Radio Nova, qui a commencé à organiser les soirées Respect, au Queen, sur les Champs-Élysées. Lancées en octobre 96, elles deviendront l’un des pied-à-terre les plus fameux de la house en France – avant d’aller essaimer un peu partout, de New York à Bruxelles (du côté du Fuse, rue Blaes). À ce moment-là, Blot et Cousin nourrissent déjà l’idée de créer une BD autour de la musique house. Pourquoi ce format? « C’est l’époque de la naissance de tout un nouveau mouvement dans la bande dessinée, qui explosait davantage les formats, et qui se mettait à raconter d’autres types d’histoires. » Exemple au hasard: le second tome de Maus, le roman graphique d’Art Spiegelman racontant la Shoah, qui paraît en 1991 et reçoit le prix Pulitzer un an plus tard. « Comme l’explique souvent Trondheim, c’est un peu la période où la BD passe de l’adolescence à l’âge adulte. » Dans les années 80, Serge Clerc (Métal Hurlant) a déjà dessiné La Légende du rock’n’roll. Mais c’est bien plus encore l’Américain Crumb et ses récits de vieux bluesmen noirs qui inspirent le duo: « Il fut en effet l’un des moteurs, en prouvant qu’il y avait moyen de parler de musique en BD. » Son influence ne se fait pas seulement sentir dans le ton du récit. Dans la forme aussi -forme dont Mathias Cousin s’inspire grandement, surtout dans toute la première partie du Chant de la machine.

Le binôme se lance ainsi dans le vide. « Mathias n’avait jamais publié de bande dessinée. Il n’y avait aucun enjeu vital. Il suffisait de laisser parler notre envie de faire le truc. » À l’époque, Internet se popularise à peine. À part quelques anecdotes sur les forums, il n’est pas encore cette mine infinie d’informations sur l’Histoire de la musique. Les publications ne sont pas plus nombreuses. Des ouvrages devenus aussi incontournables que Global Tekno de Jean-Yves Leloup ou Last Night a DJ Saved My Life de Brewster et Broughton ne paraissent qu’en 1999. Le duo réussit pourtant à rassembler une série d’infos. « Comme le récit est assez touffu, on croit souvent qu’on a effectué des tas de recherches et multiplié les interviews. En fait, je n’ai interrogé que deux, trois personnes. Certes, j’étais immergé dans cette culture. Mais des références comme François K ou Lil Louis ne passaient que très rarement à Paris. Il a fallu se débrouiller autrement. » En piochant par exemple dans les articles ici et là (« je me souviens d’une interview de Mark Lee, des Village People, mais je ne sais même plus d’où je l’ai tirée »), ou en retombant sur des récits de soirées au mythique Paradise Garage rapportés sur certains sites Internet de discussion. « Après, j’avoue que je m’en fous un peu. C’est un peu comme L’homme qui tua Liberty Valance, et l’idée quequand la légende dépasse la réalité, alors on publie la légende.« Exemple concret: comment dessiner des personnalités aussi essentielles que David Mancuso (le patron du célèbre Loft, décédé en novembre dernier) ou Tom Moulton (considéré comme l’inventeur du remix) sans avoir la moindre idée de ce à quoi ils ressemblent? « Dans les quelques entretiens que j’avais pu réaliser, j’avais longuement interrogé Didier Lestrade (à l’époque, chroniqueur de la scène house pour Libération, et figure de la nuit parisienne, NDLR). Il en a profité pour me filer les épreuves du bouquin de Mel Cheren, le cofondateur du Paradise Garage. Ce qui a d’ailleurs été un fameux coup de pouce: sans cela, je pense que l’on n’y serait pas arrivés. Dans son livre, Cheren décrit notamment Moulton comme aussi « beau que le cow-boy de Marlboro. » C’est pour ca que, dans la BD, Mathias l’a dessiné avec… un chapeau de cow-boy. » Depuis, David Blot a pu discuter avec Moulton. C’était il y a un mois, via Facebook…

Sortie de route

Bulles à facettes: quand BD et musique électronique se marient

Foisonnant, Le Chant de la machine livre un récit assez jubilatoire. Tous les héros sont là: de Frankie Knuckles, le parrain de la house, aux précurseurs allemands de Kraftwerk, en passant par Larry Levan, icône dance s’il en est, etc. Une véritable odyssée.

Il fallait donc une BD, française de surcroît, pour mettre en images l’histoire d’une musique et d’un mouvement auxquels le cinéma n’a osé s’attaquer frontalement qu’à de très rares occasions. En la matière, l’un des exemples les plus récents est certainement Eden de Mia Hansen-Løve. Sorti en 2014, le film se braque justement sur l’ascension de la house music en France, et l’avènement de ce qu’on appellera la French Touch. Une période que David Blot et Mathias Cousin ont vécue en direct, installés aux toutes premières loges. Ils sont d’ailleurs présents dans le récit de Mia Hansen-Løve. Mathias Cousin, par exemple, a servi de modèle au personnage de Cyril (interprété par Roman Kolinka), tandis que le personnage d’Arnaud, incarné par l’acteur Vincent Macaigne, est fortement inspiré par le parcours de David Blot. Blot qui fait lui-même un caméo, sous les traits du patron de la Coupole, autre lieu crucial des nuits parisiennes…

L’analogie ne s’arrête pas là. Comme le film, Le Chant de la machine se termine en mode mineur. Après la fête viendra la gueule de bois. À travers l’un de ses personnages, la BD raconte: « Aujourd’hui, en l’an 2000, ça ne peut plus être la musique du futur, c’est impossible, c’est la bande-son du présent, voilà, ni plus ni moins, c’est partout. Partout. C’est Aphex Twin en musique de pubs. Bob Sinclar au supermarché et Jacques Chirac qui parle des raves le 14 juillet. » La descente d’utopie est d’autant plus violente qu’en 2002, Mathias Cousin se suicide, quelques semaines à peine avant ses 30 ans et la publication du second volume de son unique BD. « C’est sûr que cela ajoute une couche de désillusion à l’atmosphère générale« , glisse David Blot.

Aujourd’hui, celui-ci officie toujours sur Radio Nova (trois heures, chaque soir de la semaine, dans le Nova Club). « Mais j’écoute beaucoup moins d’électronique. Autant la BD a énormément changé ces 30 dernières années, autant la house n’a pas foncièrement évolué. Depuis 98 et Timbaland, j’ai l’impression que l’innovation est surtout dans les productions rap et r’n’b. » La machine danse toujours. Elle chante juste une autre chanson…

Le Chant de la machine, David Blot et Mathias Cousin, Éditions Allia, 240 pages.

Musique et BD, loin du classique

Si le rock fut naturellement la première des musiques à fusionner avec la bande dessinée, les autres mouvements comme la house, le rap ou la techno y trouvent désormais aussi leur place.

Petit Livre Black Music
Petit Livre Black Music© DR

Une simple question de générations. Lorsque la bande dessinée s’est ouverte au monde des lecteurs adultes et aux récits ni fictionnels, ni enfantins, ses auteurs étaient eux-mêmes des enfants du rock. Deux sous-cultures qui ont suivi un développement parallèle -le magazine Métal Hurlant avait bien choisi son nom- et ont connu avec les années des mélanges de plus en plus prégnants. On a ainsi pu voir Blexbolex causer de Jerry Lee Lewis ou Luz s’éclater sur du Funkadelic dans la collection Rock Strips, pendant que Manuel Decker collectait, en 2009, et dans un beau livre au format 33 tours, près de 200 pochettes de vinyles illustrées par les plus grands auteurs francophones, de Moebius à Sempé en passant par Loustal, Druillet ou Tardi -une mode depuis longtemps en vogue aux États-Unis, ou les liens entre BD underground et sous-culture musicale ont toujours été étroits: on se souvient encore des dessins de Charles Burns sur les disques d’Iggy Pop. Mais cette culture essentiellement rock semble faire de plus en plus de place, en BD et avec les années, à d’autres genres musicaux, et à d’autres formats: les auteurs, désormais, déclarent leur flamme tant à l’électro qu’au hip hop.

On a déjà évoqué ici la sortie en français du culte Hip Hop Family Tree, la série créée par l’Américain Ed Piskor, d’abord sur le site Boing Boing il y a quatre ans, ensuite chez Fantagraphics, et désormais chez l’éditeur Papa Guédé en français dans le flow: une approche journalistique, historique et quasiment généalogique du hip hop, comme son nom l’indique, qui démarre dans le Bronx dans les années 70, et qui devrait se poursuivre jusqu’à aujourd’hui -le premier tome qui vient de sortir s’arrête en 1981, mais deux autres sont déjà sortis aux États-Unis.

Le Français Hervé Bourhis a lui aussi pris le pli de l’approche chronologique dans ses fameux Petit Livre. S’il a consacré, logiquement on l’a dit, ses premiers volumes aux Beatles et au rock, il vient de sortir, accompagné de l’excellent Brüno, un Petit Livre Black Music de toute beauté, et consacré cette fois aux musiques afro-américaines, rap et house compris. Chaque fois, le mécanisme est le même (on le retrouve également dans le volume de la Petite Bédéthèque des Savoirs qu’il a consacré au heavy metal en mars dernier, avec Jacques de Pierpont): pour chaque page ou double page, une année, un album-phare et un maximum d’informations, petites ou grandes, évidemment illustrées. Le rockeur se révèle ici un redoutable connaisseur et dresse presque inconsciemment le récit d’une émancipation qui dépasse de loin le seul cadre musical.

Enfin, on remarquera que cette approche historico-chronologique n’est plus la seule à trouver à s’exprimer en BD. Récemment toujours, on est tombé sous le charme du Daho, l’homme qui chante, de Alfred et Chauvel, qui raconte au plus près le processus de création de son dernier album. Alfred poursuivant cette aventure entre son et dessin en mettant en images des textes de Brigitte Fontaine dans Boulevard des SMS. Quant à la house et la techno, au coeur du Chant de la machine, on signalera aux fans le Rêves syncopés qui proposait l’année dernière un voyage sensitif et un peu épileptique dans les soirées de Laurent Garnier.

O.V.V.

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