Ballast de Jean-Jacques Bonvin: the Beat goes on

Excavations d’inédits, photos, longs métrages, essais, romans… Les prétextes ne manquent pas pour renourrir le fantasme tanné mais inusable de la Beat generation. Rien que ce mois, plusieurs nouvelles publications s’annoncent sur la légende. Dont le fulgurant roman de Jean-Jacques Bonvin, Ballast…

Il fut le héros inoubliable de Sur la Route et carburait aux miles autant qu’à la benzédrine. Incarnation de la pulsation furieuse de la Beat generation, Neal Cassady fut l’incendiaire compagnon de route et la muse sauvage de Jack Kerouac jusqu’en 1968, l’amant d’Allen Ginsberg, l’ami de William Burroughs, et l’écrivain refoulé qui partait faire l’aventure pour exciter l’imaginaire collectif. Il vient d’inspirer à Jean-Jacques Bonvin, sociologue, ancien danseur chez Merce Cunningham et animateur de revues littéraires, un -très bref- deuxième roman lumineux, Ballast. L’occasion de revenir sur les postérités d’un mouvement littéraire mythique…

Votre livre compte 64 pages. Pourquoi cette extrême concision?

Cassady est mort jeune, dans ce qu’il appelait « le premier tiers » de sa vie. Je voulais mon roman taillé dans la même matière que la sienne, aussi brève que possible. J’avais l’image d’une machine à écrire sur un train, un mouvement horizontal à toute allure. Ballast relève beaucoup plus de l’impression physique laissée par la vie de Cassady que de la volonté de faire une biographie en tant que telle. D’ailleurs certaines choses dans mon livre sont inversées. La veille de sa mort, Cassady était parti, complètement défoncé, compter le nombre de traverses sur une interminable voie de chemin de fer au Mexique… et il a fini par mourir de froid. Dans Ballast, je le fais mourir de chaud, parce que je ne pouvais pas le voir crever de froid, c’est tout.

Cassady faisait passer l’aventure avant tout. Il a pourtant souvent tenté d’écrire…

Longtemps, Kerouac a envoyé Cassady vivre l’aventure afin de pouvoir écrire sur ses expériences. A un moment donné, Cassady a cherché à mettre lui-même des mots sur ce qu’il avait vécu. Peut-être pour le justifier, parce que l’action pour l’action, ça ne tient pas longtemps… Mais le résultat n’est pas à la hauteur de ce qu’il visait en écriture. Carolyn (Cassady, dernière épouse de Neal, ndlr) disait que, en écrivant, Neal faisait constamment référence à Proust. Il avait des références surdimensionnées, ce n’était pas tenable… Ses lettres sont par contre fantastiques, celles qu’il a écrites à Kerouac sont des morceaux complètement bruts de décoffrage, elles ont un rythme très particulier, qui sera d’ailleurs celui de Kerouac dans ses meilleurs moments… Dans les lettres, on sent presque son corps battre dans l’écriture, on perçoit la tension qui l’habitait.

Dans Ballast, vous semblez entourer chacun de ses gestes d’une sorte de démence…

Il était d’une violence folle. C’est un homme qui vivait dans un état de tension permanente, je ne suis pas sûr que l’écriture lui aurait jamais suffi, il aurait fallu une véritable alchimie pour muer une action aussi insatiable en écriture. Carolyn disait que quand il écrivait, il allait de virgule en virgule, et qu’il lui était aussi difficile d’utiliser des points que de freiner quand il conduisait…

Vous vous êtes basé sur les mémoires de Carolyn Cassady pour écrire. Quelle a été sa place?

Le mouvement Beat a été quasi exclusivement mâle. Carolyn l’a effleuré. Elle a été la femme officielle de Cassady, la maîtresse de Kerouac, pendant que Neal était l’amant de Ginsberg… Etant en Californie, c’est auprès d’elle qu’ils venaient, tous, elle a été leur point de référence, et ce jusqu’à la fin. Quand Neal partait faucher ses voitures, elle restait pour s’occuper de tout et l’attendre à son retour. C’était une femme formidable. C’est un volet qu’on oublie souvent dans la légende…

Comment expliquer les résurgences régulières du mythe Beat?

C’est ponctuel, on les redécouvre de temps en temps, mais je pense qu’aucun mouvement ne pourra jamais réellement se recréer. Je ne vois pas du tout où aboutirait le trajet de la Beat generation aujourd’hui. Si ce n’est dans quelque chose qui traverse toute l’Histoire occidentale, c’est-à-dire dans une volonté de transgression. Leur transgression, c’était de ne pas séparer le risque couru dans la vie quotidienne de celui de l’écriture… Il n’y a jamais eu de mots d’ordre. Ce n’étaient pas des utopistes, pas même des rêveurs, ils n’avaient strictement rien à proposer en politique. C’est la raison pour laquelle, sans doute, quand il y a résurgence de la Beat, ça retombe presque aussi vite qu’un soufflé, parce qu’au fond, qu’y a-t-il eu d’autre qu’une expérience vécue et écrite?

De quelle manière parlent-ils encore?

Je pense qu’il est possible, à partir de cette pâte, de trouver un rythme, un style. Une brièveté. C’est ce que j’ai appris de plus important à leur contact. Ils célébraient le jazz, et Neal Cassady adorait le rock. Les prendre comme prétexte m’a permis de faire une expérience qui est précisément celle du rythme, du staccato. C’est là qu’ils m’intéressent. Sans le savoir, les Beat ont trouvé un style qui va encore mieux aujourd’hui qu’il n’allait à l’époque. C’est étonnant qu’ils aient si peu influencé la littérature nord-américaine. Je trouve les grands auteurs d’un tel classicisme! Don DeLillo, Pynchon et les autres ne semblent avoir rien appris de Kerouac. Ils sont peut-être proches des réalités dans ce qu’ils racontent, pas dans la manière de le faire.

Des exceptions?

Deux auteurs sortent du lot pour moi: William Gass (Le Tunnel, ndlr) et William Gaddis (JR, ndlr). Dans leur écriture, il y a « quelque chose » qui a lu Kerouac. C’est aussi une affaire de ponctuation. Je pense qu’on ne peut plus écrire sans tenir compte de ce que Kerouac a fait à la ponctuation…

Entretien Ysaline Parisis

Ballast, roman de Jean-Jacques Bonvin, éditions Allia. 64 pages. ****

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