À Angoulême, ça joue des coudes entre anciens et modernes

Le choc des anciens et des modernes © Fifi
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

La grand-messe du festival d’Angoulême, à moitié réussie, donc à moitié ratée, s’est achevée sur une impression de paradoxe: entre anciens et modernes, le fossé se creuse mais les ponts se multiplient.

Le festival d’Angoulême est mort, vive le festival d’Angoulême. Pour sa 43e édition, le plus grand festival international de bande dessinée aura plus que jamais joué les grands écarts, en se prenant parfois et plus que de coutume les pieds dans le tapis. Entamé par le « scandale » des nominations au Grand Prix -30 noms, aucune femme-, Angoulême s’est achevé sur un dernier gros couac lors de la remise des prix, marquée par une attribution de faux Fauves parfois pris au sérieux et qui n’aura vraiment fait rire personne. Une ultime balle dans le pied des organisateurs, qui auront multiplié toute la semaine maladresses, excuses, justifications et amateurismes, allant jusqu’à renoncer à toute ligne éditoriale: pour se sortir de la polémique du Grand Prix, ils ont finalement renoncé à toute présélection d’auteurs, laissant « la grande famille de la bande dessinée » se débrouiller toute seule et choisir dans la foule -comme si le festival de Cannes donnait sa Palme à l’auteur le plus populaire ou le plus fédérateur. Une logique du diviser pour mieux régner qui aura, enfin, souri à Hermann, cinquième Belge à devenir président d’Angoulême malgré des années de détestation et de mépris -si sa carrière, de Comanche à Jeremiah, justifie à elle seule la reconnaissance de ses pairs, l’homme n’avait pas la carte. Sans doute incarnait-il trop cette différence de perception du métier, et qui a longtemps gangrené la reconnaissance de la bande dessinée et de certains de ses auteurs: la BD, art ou artisanat? Culture ou industrie? Divertissement ou espace de création?

Héritage

Cet éternel conflit entre anciens et modernes s’est cristallisé pendant ce festival -outre la fronde des féministes face à ces phallocrates d’organisateurs, le Fauve d’or a été attribué, lui, à l’Américain Richard McGuire et à son ovni graphique Ici, oeuvre exigeante, fragmentée, picturale, très arty et très, très éloignée d’un auteur comme Hermann -mais qui ne devrait pas, non plus, faire de l’ombre au mouvement exactement contraire qui est en train de prendre corps dans cette grande famille de la BD. Il fusionne, lentement mais sûrement, ces deux manières jusqu’ici opposées d’envisager la bande dessinée: elle est à la fois un art et un artisanat, un divertissement et un espace de création. Et un lieu de rencontre entre anciens et modernes.

L’année Morris incarne à elle seule cette tendance de fond: Lucky Luke, apparu en 1946 dans les pages de Spirou, va connaître pour ses 70 ans une reconnaissance qu’il n’avait jusqu’ici jamais obtenue. Elle a commencé par la plus grande exposition du festival regroupant, pour la première fois, des centaines d’originaux de son auteur, prolongée par un catalogue et une monographie, L’Art de Morris, d’une ampleur à laquelle ce dernier n’aura jamais eu droit de son vivant. « Morris était très sous-exposé, expliquent les commissaires de l’exposition, Stéphane Beaujean et Jean-Pierre Mercier. Mais c’était aussi sa volonté. Il avait reçu le prix du vingtième anniversaire, mais refusait de sortir ses planches, il était très rétif à l’analyse, il fut pourtant le plus cérébral de la bande des Jijé, Franquin, Will, et avait lui-même imposé le terme de « 9e art » dans une rubrique qu’il tenait dans Spirou. Or, son héritage est énorme, mais il tient plus dans son processus de fabrication que dans son esthétique. Morris a été le premier à se poser des questions de narration, à chercher l’efficacité. Le premier à éviter d’en faire des caisses. Son influence est plus souterraine mais réelle, c’est l’école de l’efficacité, qui va à l’essentiel: le récit d’abord, la recherche de l’épure. Cette impression de désinvolture qui passe en réalité par une énorme maîtrise. La BD est passée par la suite par une période de gigantisme à la Druillet, de foisonnement esthétique, mais on est désormais revenu à autre chose. Les Guibert, Blain et Blutch sont très marqués par Morris. » Certains d’entre eux ont même participé à la rédaction des textes de L’Art de Morris, et c’est Jean-Christophe Menu, fondateur de L’Association et figure de la BD dite indé qui s’est chargé d’une introduction pleine de révérence et d’admiration, qualifiant Morris de « révolutionnaire secret ».

À Angoulême, ça joue des coudes entre anciens et modernes
© Fifi

Réinvention

Cette reconnaissance des anciens par les modernes ne fait d’ailleurs que commencer pour Morris et Lucky Luke, comme d’ailleurs pour d’autres tenants de cet art industriel qu’est au final la BD: en avril sortira chez Dargaud L’Homme qui tua Lucky Luke, one shot enthousiaste réalisé par Matthieu Bonhomme, qui sera suivi quelques mois plus tard par un autre one shot cette fois de Guillaume Bouzard. Deux auteurs on ne peut plus contemporains et qui revendiquent bien haut l’héritage de Morris -comme Blutch celui de Will, occupé qu’il est à dessiner son Tif et Tondu. « Certains se hissent en opposition, raconte ainsi Matthieu Bonhomme, mais je n’ai jamais été là-dedans. Les querelles anciens-modernes, vraiment, je m’en fous, ça ne me concerne pas. Lucky Luke, c’est la BD qui m’a le plus accompagné, une de mes plus grosses influences, qui m’est toujours restée dans un coin de la tête. Et il n’y a vraiment rien de ringard à être investi corps et âme dans son travail comme pouvait l’être Morris.  »

On peut donc désormais être une oeuvre ou un artiste reconnus comme majeurs du 9e art, et avoir été un phare de la BD jeunesse et populaire de grande consommation, parfois méprisée pour ce seul paramètre: après Lucky Luke, Mickey va lui aussi renaître sous le trait et la plume d’auteurs contemporains parfois plus aimés des critiques que du très large public: Glénat compte sortir une série d’albums de la petite souris confiés à chaque fois à des auteurs a priori éloignés de cet univers-là: Cosey, Régis Loisel, Keramidas, Trondheim ou Brigitte Findakly sont annoncés au casting.

Ponts et fossés
À Angoulême, ça joue des coudes entre anciens et modernes
© Fifi

Dany, motivé

« Je n’aime pas les auteurs qui râlent. » A 73 ans, l’auteur populaire mais peu porté aux nues d’Olivier Rameau ou Histoires sans héros reste effectivement de bonne humeur, et disponible, après ce qui doit être la millième séance de dédicaces de sa carrière. Content d’abord pour son ami Hermann: « C’est magnifique, c’est une évidence. C’est un géant de la BD, un géant de la narration, un géant des ellipses, et il continue à chaque album à avancer, à essayer de se dépasser. Il était fâché sur le copinage des anciens Grand Prix, mais il l’a dit: il se fiche des prix, pas des autres dessinateurs, qu’il a beaucoup influencés. » Content aussi un peu pour lui et pour les projets qu’il nourrit: un futur nouveau one shot chez Signé, un Spirou par avec Yann, une grande rétrospective qui s’annonce en fin d’année au Centre belge de la bande dessinée… « J’ai toujours été un sprinteur plus qu’un coureur de fond, à une époque où la fidélité à une série et à des personnages était la norme. C’est peut-être la seule grande différence entre des auteurs anciens et modernes, comme vous dites: cette énorme diversité de productions qui coexistent aujourd’hui et qui, surtout, sont toutes commercialisables. Et puis, quelle qualité! Les jeunes sont beaucoup plus forts que nous ne l’étions à leur âge. »

Mandel, engagée

Lisa Mandel, à la fois cheffe de file de la jeune bande dessinée française, fondatrice du Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme à l’origine de la contestation angoumoisine et auteure remarquable d’abord de BD jeunesse (Nini Patalo), ensuite d’oeuvres plus personnelles (son récent Super Rainbow ou HP à L’Asso), est désormais, aussi, la responsable éditoriale d’une nouvelle collection chez Casterman, Sociorama, mêlant avec beaucoup d’ambition et d’engagement bande dessinée et sociologie. Elle se charge d’ailleurs elle-même du dessin du premier recueil, consacré, sans fard aucun, au milieu de la pornographie et de ses acteurs. Et l’annonce toujours elle-même dans le dossier de presse qui accompagne son récit: « Dans Sociorama, de jeunes auteurs de BD ont collaboré avec de jeunes sociologues. » Beaucoup de jeunes donc, pour une bande dessinée a priori, si pas en rupture, très éloignée de celle des vieux, pour rester dans la même veine. Sujets passionnants dont on aurait adoré discuter avec elle, comme prévu. Elle n’est jamais venue.

LA FABRIQUE PORNOGRAPHIQUE, DE LISA MANDEL D’APRÈS UNE ENQUÊTE DE MATHIEU TRACHMAN. COLLECTION SOCIORAMA, ÉD. CASTERMAN. 164 PAGES.

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