Laurent Raphaël

L’édito: Plus c’est gros…

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

On s’est déjà penché ici sur la capacité de notre époque à débiter des conneries au kilomètre. On y revient aujourd’hui, pas pour le plaisir d’enfoncer le même clou rouillé ou pour plaider coupable -quoique…-, mais bien parce qu’il y a de nouvelles pièces à verser au dossier.

Si 2016 était déjà un grand cru, 2017 est bien partie pour battre tous les records. Il ne fait plus de doutes désormais que les élections, américaines hier, françaises aujourd’hui, jouent le rôle d’accélérateur dans la prolifération d’âneries. Trump, Fillon, Le Pen ou Poutine ne font même plus semblant de croire que la vérité et la raison doivent l’emporter, ils s’essuient les pieds dessus si ça leur permet de galvaniser les foules, d’enterrer quelques casseroles, d’hypnotiser les victimes de la mondialisation ou d’envoyer un adversaire dans les cordes. Le calcul est vite fait: l’impact d’une punchline saillante mais bidon est bien plus fort que les dégâts occasionnés par les démentis et rectifications qui suivront derrière. À la bourse des valeurs, le cynisme caracole en tête.

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Où est passée la morale? Pas sur Internet en tout cas, agent de transmission de la pathologie. Pas dans la bouche ni les attitudes grégaires du boubour non plus, le « bourgeois-bourrin » décomplexé qui a proliféré sur le tas de fumier des illusions perdues et ne jure que par l’ethnocentrisme, le machisme, le nationalisme, le clinquant et la recherche des sensations fortes selon Nicolas Chemla, blogueur et auteur d’une Anthropologie du boubour (éditions Lemieux). Le genre de gars qui est persuadé qu’on a raté sa vie si on n’a pas une Rolex à 50 ans…

Il serait vain de vouloir trouver une seule cause à l’épidémie. Le capitalisme? Sans doute. La déréalisation du monde? Certainement. En croisant les théories de feu Jean Baudrillard et de Tristan Garcia, on peut raisonnablement formuler l’hypothèse que la modernité s’est mordu la queue. Dans les seventies, parce que ça servait les intérêts de l’économie de marché, elle a promis la libération à une jeunesse en ébullition. Mais une fois que tout a été libéré, après « l’orgie totale de réel, de rationnel, de sexuel, de critique… » comme l’a décrite Baudrillard dans La Transparence du mal (éditions Galilée), que faire sinon simuler pour entretenir l’illusion, et le frisson qui va avec, de la libération? Ce qui expliquerait cette addiction à l’intensité dont parle Garcia dans son essai récent La Vie intense (éditions Autrement), un concept rimbaldien autour duquel se retrouvent paradoxalement les libéraux, les révolutionnaires, les hédonistes et les fondamentalistes.

Ajoutez à ce contexte la montée du relativisme culturel longtemps tenu en laisse par la philosophie morale et le politiquement correct, et vous avez un boulevard pour l’enfumage collectif. « Nous possédons tous plus ou moins le même répertoire de valeurs: l’honnêteté, le profit, le plaisir, la responsabilité, etc. Mais nous ne les mobilisons pas de la même façon selon les objets et les contextes, comme en témoigne la crise des valeurs à laquelle nous assistons aujourd’hui« , relève la sociologue Nathalie Heinich dans les pages Idées de Libération. Ce qui est scandaleux pour l’un ne l’est pas nécessairement pour son voisin. Fillon qui utilise l’argent public pour faire « travailler » sa femme, c’est acceptable si on se fie à la boussole des valeurs privées et patrimoniales chères à la droite, c’est par contre intolérable si l’aiguille indique le souci de l’intérêt général défendu plutôt par la gauche. Et on ne parle même pas du fossé entre les traditions importées par les populations allochtones et les moeurs occidentales, à l’origine de différends moraux insolubles comme l’illustre avec finesse le Noces de Stephan Streker.

Pour se consoler un peu, on relira ce qu’écrivait déjà il y a 30 ans le philosophe américain Harry G. Frankfurt dans un petit livre plein d’esprit, De l’art de dire des conneries (réédité aujourd’hui chez Mazarine): « L’un des traits les plus caractéristiques de notre culture est l’omniprésence du baratin. » On y apprend notamment à faire la distinction entre le menteur, qui prend sciemment le contre-pied de la vérité, et le baratineur, qui ne fait pas la distinction entre le vrai et le faux du moment que ça sert ses intérêts. Dans un monde qui galope plus vite que son ombre, l’idéal d’exactitude cède ainsi la place à une nouvelle doctrine: la sincérité. Comme disait Cavanna: « Il ne suffit pas d’être con. Il faut être fier de l’être! »

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