Laurent Raphaël

L’édito: Mémoire défaillante

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

L’heure est aux règlements de compte avec le passé. Les cas de mise en conformité de la mémoire avec les standards moraux actuels se multiplient un peu partout.

Faut-il interdire Tintin au Congo au motif que le reporter à la houppe traite avec condescendance la population locale, et surtout que son géniteur prête à cette dernière les pires vices façonnés par la machinerie colonialiste, de la paresse à la docilité en passant par l’idiotie? La justice belge a tranché en 2012, suite à la plainte d’un Congolais qui tentait de faire interdire l’album mythique, ou au moins d’obliger l’éditeur à recouvrir la couverture d’un bandeau d’avertissement expliquant le contexte de l’époque, comme c’est le cas pour l’édition anglaise. Verdict: action non fondée, a estimé le juge, invoquant l’absence d’intention discriminatoire vu l’esprit paternaliste de l’époque, à savoir le début des années 30.

Affaire classée? Pas tout à fait. Outre que trois ans plus tard, c’est Tintin en Amérique qui essuyait une tentative, avortée elle aussi, de bannissement, à l’initiative cette fois d’habitants de Winnipeg au Canada fâchés par l’image réductrice des Indiens, le cas de Tintin reviendra forcément un jour ou l’autre sur la table. Que ce soit par la voie des Russes, des Chinois, voire, sait-on jamais, des… Picaros. L’heure est en effet aux règlements de compte avec le passé. Les cas de mise en conformité de la mémoire avec les standards moraux actuels se multiplient un peu partout. Ici, c’est le MRAX, le Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Xénophobie, qui demande à la commune de Schaerbeek de retirer le buste de l’ancien bourgmestre Roger Nols pour ses flirts appuyés avec l’extrême droite lorsqu’il était en fonction. Là, ce sont des musées -notamment le Rijksmuseum d’Amsterdam et le Musée national du Danemark- qui retirent sous la pression le mot « nègre » des titres et descriptions d’oeuvres. Là encore, ce sont des associations qui exigent qu’on rebaptise certaines rues mettant à l’honneur des acteurs peu reluisants de la pré-colonisation, comme le Général Jacques. Non sans mal. Si Berlin a fait le ménage en matière d’odonymie, depuis des années à Ixelles, comités de riverains et autorités communales se déchirent autour d’une place Lumumba à caser quelque part dans le quartier Matonge.

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Sur le papier, le débat oppose deux écoles: d’une part, ceux qui veulent préserver la vérité historique, même si elle est difficile à entendre, et redoutent des retouches qui, même animées des meilleures intentions, peuvent s’apparenter à du révisionnisme. Et de l’autre, ceux qui pensent que pour changer les mentalités d’aujourd’hui et de demain, il faut commencer par extraire la dent cariée des représentations stéréotypées qui entretiennent consciemment ou non le racisme ordinaire. On aimerait pouvoir se ranger sans états d’âme d’un côté ou de l’autre. Mais on sent bien le piège: où s’arrête-t-on si on ouvre la boîte de Pandore? Et pourtant, rien de plus légitime que de vouloir redorer le blason des perdants. Car l’Histoire est écrite par les vainqueurs et les puissants. Derrière l’apparence neutre et narrative de cet héritage s’exprime en réalité un point de vue hyper idéologique. Prenons le cas extrême des heurts à Charlottesville, Virginie, en août dernier, qui ont vu s’affronter partisans et opposants au déboulonnage de la statue du général Robert Lee, figure héroïque des sudistes durant la guerre de Sécession (1861-1865), et donc farouche partisan du maintien de l’esclavage. Comme le rappelait récemment l’historienne Véronique Ha Van de l’université du Havre dans Le Monde, la présence dans cette ville de ce monument est déjà le fruit d’une réécriture de l’Histoire. La statue équestre a été créée en 1924, soit 50 ans après la mort du chef des confédérés, et relève d’une tentative d’idéalisation du suprémacisme sous couvert de glorification des vertus chevaleresques et patriotiques.

Si on trouvera peu de démocrates pour pleurer le fantôme d’un théoricien de l’esclavage, il faut pouvoir assumer tous les procès. Que fait-on des statues de Léopold II? Personne n’ignore plus les exactions commises au Congo au nom du roi d’abord, de la Belgique ensuite. Si on admet qu’il a indirectement du sang sur les mains, faut-il du coup discuter du rapatriement des oeuvres d’art pillées? Et on peut aller plus loin: doit-on aussi interdire Rabbi Jacob, succession de gags d’un goût douteux sur les Noirs et les Juifs? Voire retirer son prix Nobel à Aung San Suu Kyi, qui semble cautionner la répression des Rohingya?

Peut-être qu’on pourrait déjà commencer par faire un peu de place à ceux que l’Histoire officielle a tout simplement laissés de côté. Je montre l’exemple: j’échange volontiers ma rue de la Vignette contre une rue James Baldwin…

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