Laurent Raphaël

L’édito: Melting-pot

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

L’appropriation culturelle, première étape sur la route d’un métissage apaisé ou hold-up sémiologique aux relents néocolonialistes?

La question, lancinante depuis… la nuit des temps, rebondit ces jours-ci sur la Toile, des artistes et des marques ayant été pris en flagrant délit de « vols » d’attributs esthétiques, rituels ou symboliques appartenant à d’autres communautés, soit exotiques soit minoritaires. Gucci qui coiffe ses mannequins de turbans sikhs, Katy Perry qui porte des tresses africaines dans ses clips, Chanel qui commercialise un boomerang aborigène de luxe… La pilule de la réappropriation ne passe plus. Même quand elle a les apparences bienveillantes de l’hommage. Comme quand les Rolling Stones voguent sur les eaux tumultueuses du blues originel.

L’appropriation culturelle, première étape sur la route d’un métissage apaisé ou hold-up sémiologique aux relents néocolonialistes?

Dans un climat identitaire tendu, tout chapardage culturel est rapidement identifié et bien souvent sanctionné par les « victimes », lassées d’être caricaturées sans leur consentement, que ce soit pour amuser la galerie ou, pire, à des fins purement commerciales. Dans les deux cas, il y a le risque d’arroser des stéréotypes toujours bien enracinés. « Les peuples autochtones ou groupes minoritaires dénoncent ceux qui s’attribuent des éléments étrangers à leur culture sans avoir eu à en payer le coût social et historique« , résumait récemment à l’AFP l’ethnologue française Monique Jeudy-Ballini.

La caisse de résonance du Web a mis fin à l’impunité dont bénéficiaient jusque récemment les receleurs, autrement dit le plus souvent des Blancs privilégiés. Sous la pression des internautes et des militants de la cause noire, Katy Perry a ainsi dû se fendre d’excuses publiques. Car sans surprise, c’est aux États-Unis, où le concept a d’ailleurs vu le jour et été théorisé, que les polémiques sont les plus nombreuses. L’Amérique n’ayant jamais réussi à venir à bout de ses démons racistes, ses minorités sont particulièrement chatouilleuses sur ce terrain, toute récupération pouvant être ressentie comme une double peine: non seulement les Afro- et Natifs-Américains sont toujours considérés, si pas dans les textes en tout cas dans les mentalités, comme des résidents de seconde zone, mais en plus les dominants leur font les poches. Ce qui explique sans doute cette hypersensibilité locale, et les excès qui vont avec, comme quand une université canadienne annule en 2015 un cours de yoga à la demande de certains étudiants faisant valoir que ce symbole d’une culture opprimée mérite mieux qu’un moment récréatif. Ou quand l’actrice et réalisatrice Lena Dunham affirme que certains aliments du type sushi ou bahn mi (un sandwich thaï) n’ont rien à faire dans les assiettes occidentales.

Si la chasse à l’insensibilité culturelle est une bonne chose pour éradiquer les vieux réflexes paternalistes ou colonialistes, gare toutefois à ne pas tomber dans la ghettoïsation. Sous couvert de protéger une culture, on peut vite l’enfermer et l’asphyxier. Les échanges font partie de notre ADN (les Romains ont copié les Grecs, qui eux-mêmes se sont inspirés d’autres peuplades, comme l’illustre ce vase daté de 375 avant JC dont le motif célèbre une scène de la vie scythe mais dont la forme classique l’attribue plutôt à des artisans hellènes, visible dans l’ouvrage 30.000 ans d’art publié chez Phaidon). En outre, des positions trop conservatrices pourraient avoir l’effet inverse à celui recherché. Sur l’échiquier culturel d’abord, en empêchant les artistes d’oxygéner nos pensées au contact d’autres influences (cf. le procès fait à Kathryn Bigelow pour avoir osé parler des émeutes raciales noires dans Detroit). La meilleure attitude à adopter est celle de l’artiste Kader Attia qui déclarait dans Télérama: « Ces crevasses qui se créent entre les communautés? J’essaye d’y répondre à travers mes oeuvres, en offrant un discours qui ne soit ni manichéen, ni médiocre, mais subtil, intelligent, laïc, ouvert, avec des codes et des références culturelles qui parlent à tous. » Du reste, la nature nous montre l’exemple: si elle n’était pas portée sur l’hybridation, nous serions encore des têtards au fond d’une mare…

PS: On va peut-être nous taxer d’appropriation culturelle puisque l’auteur du nouveau strip hebdomadaire que nous accueillons dorénavant est anglais! Bienvenue à Tom Gauld, illustrateur et cartooniste dont l’humour minimaliste raffiné fait mouche dans le Guardian ou le New York Times -excusez du peu-, ainsi que dans des livres débordant de nonsense publiés en France par les éditions 2024.

L'édito: Melting-pot
© Tom Gauld & éditions 2024

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