Laurent Raphaël

Fin du capitalisme: la question n’est plus de savoir s’il faut franchir le pas mais quand et comment

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

On ne pourra pas dire cette fois-ci que les intellectuels sont restés enfermés dans leur tour d’ivoire, sourds au tumulte du monde. Ils occupent les avant-postes médiatiques pour dénoncer la faillite du système néolibéral et appeler de leurs voeux un changement de paradigme économique qui permettra peut-être de sauver quelques meubles.

Chacun y va de son couplet sur ce tramway fou nommé capitalisme qui dévale à toute vitesse les pentes de la catastrophe avec à son bord une humanité qui n’a pas encore jugé bon d’actionner le frein d’urgence. Dans les compartiments de seconde et troisième classe, là où on a déjà les pieds dans l’eau et les fins de mois qui commencent le 15, la révolte gronde pourtant. Mais en première classe, chez ce 1% des plus riches qui détiennent 50% des richesses et 99% des leviers de commande, rien ne filtre ou si peu, on continue à faire semblant de croire que le bonheur est au bout du tunnel de la croissance molle.

Et pendant ce temps-là, les signes d’une surchauffe du réacteur central s’accumulent. Rien qu’en regardant par sa fenêtre, chacun peut voir que la roue du monde tourne fou. Même les zones fertiles de l’économie censées prendre le relais de l’industrie ont accouché de monstres qui menacent nos libertés et anesthésient les consciences. C’est ce que dénonce le philosophe Eric Sadin quand il parle de technopouvoir. « Le projet de l’industrie du numérique, et de ses start-up, aujourd’hui tant glorifiées, institue une « servicisation » de la vie, met-il en garde dans Libé. Sous couvert de « libération » démocratique des données, ce qui est nommé open data ne vise, in fine, qu’à transformer des informations en services et applications marchandes visant à monétiser nos vies. Tout comme cet « enjolivement rhétorique » qu’est la notion d' »économie de partage »: Airbnb renvoie à tout sauf à du partage, c’est une plateforme de mise en relation entre individus en vue de réaliser des échanges marchands. » Même son de cloche chez Hervé Fischer, artiste et philosophe. Dans La Pensée magique du Net (éditions François Bourin), il inventorie toutes les illusions d’optique numériques -objets dits « intelligents », apps, etc.- qui nous font prendre des vessies liberticides pour des lanternes magiques.

D’autres lignes de front aimantent les lanceurs d’alerte. Les dérives de la finance bien sûr, au coeur du procès à charge de l’économiste star Piketty ou des réflexions du sociologue Alain Touraine sur l’absence de contrôle du capitalisme financier dans La Fin des Sociétés. Mais aussi l’écologie, autre victime collatérale d’un modèle qui mise tout sur la consommation. On a coupé le cordon ombilical avec la nature, regrette ainsi le polémiste Michel Onfray dans son dernier livre, Cosmos (Flammarion). « La civilisation n’est donc pas une ennemie à abattre, mais ce qui, dans la civilisation, veut abattre la nature et le sens du cosmos, si« , plaide le fondateur de l’Université populaire dans les colonnes du Nouvel Obs.

Pourra-t-on u0026#xE9;crire une nouvelle page de l’Histoire sans mettre le feu u0026#xE0; la pru0026#xE9;cu0026#xE9;dente? Il y a au moins 1% de la population qui a de bonnes raisons de refuser le changement…

Un autre poids lourd de la contestation, la Canadienne Naomi Klein, lance également l’offensive sur ce terrain dans un nouvel essai, Tout peut changer (Actes Sud). « Que nous dit le changement climatique? Que notre système extractiviste -c’est-à-dire basé sur l’extraction intensive de nos ressources naturelles-, qui repose sur une croissance illimitée (…), a échoué. » Elle veut encore croire à un changement de cap. Mais il y a urgence, il est minuit moins une.

La perspective d’un autre monde a germé dans la rue (mouvement des indignés, Occupy Wall Street…). Les intellectuels ont arrosé la petite graine (aiguillés par la figure tutélaire de Camus, écrivain engagé). Cette utopie bourgeonne à présent dans des partis tournant le dos au libéralisme sauvage, comme Podemos ou Syriza. Car la question n’est plus de savoir s’il faut franchir le pas mais quand et comment. Sachant que les révolutions se font rarement dans la douceur, pourra-t-on écrire une nouvelle page de l’Histoire sans mettre le feu à la précédente? Il y a au moins 1% de la population qui a de bonnes raisons de refuser le changement…

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content