Laurent Raphaël

Droit dans le mur

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

S’il fallait encore une preuve que notre époque est entrée dans une phase de contraction et de repli frileux, l’édification de murs aux quatre coins du monde devrait convaincre les derniers sceptiques.

On connaissait déjà les édifices de défense à vocation militaire qui balafrent depuis des lustres les paysages de Corée, d’Israël ou du Cachemire. Sont venus s’ajouter plus récemment des remparts contre l’immigration. Aux portes de l’Europe d’abord et à une échelle sans doute inédite depuis la construction de la Grande

Muraille de Chine, à la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Il y a fort à parier que si la Manche ne les abritait pas naturellement des « invasions barbares », les Anglais songeraient eux aussi à dresser une palissade de fûts de Guinness sur leur flanc oriental. Et l’on ne parle même pas de ces communautés socialement et ethniquement homogènes qui s’enferment dans des ghettos ultra-sécurisés, sorte de forteresses enclavées à l’intérieur même du mur d’enceinte.

Ce n’est jamais bon signe quand les peuples se barricadent. On se croirait revenu à une logique de clocher qui rappelle vaguement le

Moyen Âge. Débarrassé de son emballage sémantique et sémiologique de modernité et de coolitude, le modèle politique qui orchestre les débats sous le vernis civilisé n’est pas si éloigné au fond du « chacun pour soi » brutal et sanglant qui prévalait en ces temps reculés. Devant cette fièvre maçonnique, c’est d’ailleurs la stupéfaction, sinon la nausée, qui domine tant elle contredit sur le terrain l’idéologie d’ouverture, d’expansion, d’humanisme et de libre circulation des biens et des personnes matraquée par les apôtres de la mondialisation. Et qui apparaît avec le recul de plus en plus comme de la poudre aux yeux. Cette tension entre les paroles et les actes n’est pas sans conséquences. La rancoeur se nourrit de cette contradiction insolente et attise les envies de tout envoyer balader, par la voie des extrêmes de préférence.

Comme l’expliquait en 2011 au Monde Frédéric Niel, journaliste et auteur de Contre les murs (éditions Bayard), « La dimension symbolique du mur est presque aussi violente que le fait d’empêcher la circulation des hommes. Elle modifie la représentation de l’autre. Même ceux qui ne se méfiaient pas forcément des migrants vont estimer que, si un mur est construit, c’est qu’un danger existe.« 

Pour prendre la pleine mesure de la portée psychologique et des enjeux moraux de ces nouvelles frontières qui hérissent l’horizon et le poil, il faut se tourner une fois de plus vers la culture. Le mur est un acteur récurrent du cinéma, des séries télé, des arts plastiques, de la littérature, où il incarne sur un mode métaphorique et paroxystique la ligne de démarcation entre le Bien et le Mal, les bons et les mauvais, les riches et les pauvres, les gagnants et les perdants. La question des limites géographiques et mentales (les deux sont souvent liées) est ainsi au coeur de l’exposition qui se tient en ce moment à la Fondation Boghossian à Bruxelles, Frontières imaginaires. Les artistes invités par la directrice Louma Salamé questionnent ce corps social fracturé, souvent pour dénoncer l’imposture d’un découpage au cordeau qui n’a rien de naturel et sert avant tout d’instrument de domination. Le Congo en paie encore le prix…

Au cinéma, la présence du mur est encore plus imposante. Dans New York 1997, c’est déjà une fortification qui contingente la population. Avec son sous-texte politique, le western futuriste de John Carpenter témoigne de notre inclination à reléguer les problèmes derrière une cloison hermétique. Quand il ne culmine pas à dix mètres de haut, menaçant et anxiogène, le rideau de fer se dissimule carrément dans le décor, ajoutant l’illusion de liberté à l’enfermement, comme avec le dôme qui délimite l’univers concentrationnaire millimétré de The Truman Show. Variante totalitaire du mur, le dôme est aussi une pièce centrale de la série télé Under the Dome, imaginée par StephenKing, là encore pour faire affleurer le meilleur et le pire d’une communauté confrontée à un compartimentage brutal.

Avant que toutes ne soient murées, il serait peut-être temps de réécouter l’hymne à la joie de Roger Waters et ses Pink Floyd,Another Brick In the Wall. Dans la vidéo qui accuse son âge (1979), quand les enfants se soulèvent contre un système éducatif sclérosé, qu’est-ce qu’ils font en premier? Ils abattent les murs. Un marteau, vite!

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