Serge Coosemans

Bloggeuses food = touristes = apocalypse

Serge Coosemans Chroniqueur

Les bloggeuses food ne sont-elles que des dangers pour le journalisme gastronomique et l’art culinaire ou bien leur capacité de nuisance est-elle de nature beaucoup plus apocalyptique? Serge Coosemans nous livre sa réflexion sur le sujet: à vous de voir si elle tient de la gaudriole ou de l’analyse finaude. Food-culture et carambolages, voilà le Crash Test S01E26.

L’autre soir, dans un resto de mon quartier, est entrée une bloggeuse food, précédée d’un gros nuage de ces parfums interdits en zones de guerre par les conventions de La Haye et suivie de sa petite cour des miracles; en l’occurrence sa mère, sosie woluwéen de Donatello la Tortue Ninja, et son jules, un Playmobil au froc couleur moutarde. Bruyant, ramenard et accaparant une serveuse déjà débordée pour lui poser des questions aux réponses pourtant dégottables sur la page de garde du menu (« vous êtes ouverts depuis longtemps? Vous fermez à quelle heure? »), le trio nous a franchement exaspéré par son manque de savoir-vivre, son enthousiasme criard et sa bêtise crasse; notamment au moment de s’extasier sur des gaufrettes de pommes de terre que je venais pour ma part de comparer à des chips passées au micro-ondes et d’enfiler les phrases toutes faites sur le pinard (« fort sur le fruit, allant un peu vers le minéral »). « Ça doit être Elle-Belgique en vadrouille », me souffla ma compagne mais c’était pire encore. Par le plus grand des hasards, on découvrit en effet quelques jours plus tard que celle que l’on appellera Pépopute tenait en toute simplicité un blog sur la bouffe. Un très bête blog sur la bouffe, l’un de ces véritables sommets mongoloïdes. Mais un petit blog, peut-être seulement suivi par 30 personnes. Rien de nocif donc, et c’est bien pourquoi je n’en partagerai rien de plus précis, histoire de lui éviter une mise en lumière pas forcément recherchée ainsi qu’une avalanche de trolls. Mon éthique tacle mais n’est pas toc.

Quand j’ai décidé que Pépopute serait mon prochain sujet de chronique, j’ai d’abord pensé comparer son arrivée dans le restaurant à celle d’une équipe de journalistes de RTL-TVI à Molenbeek. Tout en retenue, tout en finesse, baffable donc. Seulement voilà, je pense que c’est une erreur de considérer que depuis que n’importe qui peut mettre en ligne n’importe quoi, tous ceux qui le font se comporteraient automatiquement en journalistes ou wannabes. Certes, Pépopute n’a pas ramené sa fraise au restau comme une cliente lambda, ni même comme une cliente qui, pour x et y raisons (statut social, décolleté, amie de la maison, prix de la bagnole…), se serait imaginée en droit d’attendre un traitement de faveur. Pépopute a pris ses aises, s’est comportée avec le petit personnel comme Marie-Antoinette. Pépopute a photographié la déco et les plats en aveuglant tout le monde avec son flash et a posé plein de questions aussi luisantes que le sommet du crâne de Pascal Vrébos. Ça ressemble donc bel et bien à un comportement de journaliste mais, évidemment, il n’y a pas que les journalistes qui agissent comme ça en malotrus. Les touristes le font aussi. Surtout les touristes américains, français, hollandais, anglais et allemands. « Les impérialistes », les sans-gêne, les pires.

Et donc, si on considère simplement Pépopute comme une touriste concon qui ne fait que remplir des cartes postales décrivant ce qu’elle bouffe pour les envoyer au pays et non pas comme une pseudo-journaliste dont l’amateurisme crasse mettrait en danger l’expertise et l’éthique, ça calme direct les envies de la cuisiner à feu vif pour la servir rôtie au prochain Gala de la Presse. Bref, contrairement à certains chefs et critiques qui se sont déjà bien pris le chou avec des bloggeurs, je ne pense pas que son blog et ceux qui y ressemblent présentent de grands dangers directs pour le journalisme et la gastronomie. Par contre, l’attitude « touristique » de Pépopute, non pas en ligne mais sur le terrain et dans la vie, la rendent bien immensément nuisible.

C’est que contrairement au voyageur, au vagabond, au pèlerin et au migrant, le touriste tient par essence de la vraie nuisance, du véritable danger. On ne naît pas touriste, et on ne le devient pas non plus forcément dès que parachuté en territoire inconnu en période de loisirs. Touriste, c’est un état d’esprit encouragé par une industrie manipulatrice dont le core-business est de vous arracher du fric en échange de la permission d’être con. Touriste, c’est se comporter en enfant-roi, en pollueur sonore et esthétique, en gros bourrin. C’est comme péter dans une piscine, c’est du laisser-aller qui peut être tentant mais c’est quand même mieux de se retenir. Touriste, c’est détenir une apocalyptique capacité de nuisance, une influence sur le quotidien des gens bien plus grande que celles des Francs-maçons, des Juifs, des gays, de la NSA, de la loge P2, de la FIFA, de la NRA, des jeux vidéo, de Bernard-Henri Lévy et des Illuminatis réunis. Réels ou supposés, les « besoins » du touriste peuvent profondément transformer une région, un quartier, un pays, une politique, des mentalités. C’est pour le touriste qu’existent les piétonniers, l’authenticité en toc, le all inclusive, les Crocs et les pantacourts. C’est comme ces plantes de l’espace dans L’Invasion des profanateurs de sépultures: 35 secondes de somnolence et voilà que vous n’êtes plus humain, devenu touriste, qu’il vous vient des envies de selfies, de coupes brésiliennes et de petits trains. C’est une horreur qui pend au nez de tous. Si un jour Daesh réussit son projet de califat, à eux aussi, il faudra grandement lutter pour ne pas succomber au tourisme. Bref, que Pépopute nous ait niqué une soirée paisible au resto, ce n’est pas bien grave. Que Pépopute poste des conneries sur le Web, je m’en carre itou. Par contre, que Pépopute représente le plus grand lobby en activité de bouffeurs de cerveaux, ça, c’est une déclaration de guerre. Et je ne plaisante qu’à moitié.

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