Laurent Raphaël

Tour de vices

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

L’édito de Laurent Raphaël

Qu’est-ce qu’une époque sinon la somme de ses obsessions? Et qui mieux que les artistes pour les débusquer dans la purée de pois sémiologique? Comme Don Cheadle dans la nouvelle série télé américaine qui fait des étincelles, House of lies, ils ont cette faculté de geler le temps pour venir au premier plan nous expliquer en mots, en images, en notes, en dessins, en gestes, ce qui nous chipote collectivement. Qu’autant d’écrivains creusent aujourd’hui la veine sanglante du fait divers (lire le dossier dans le Focus du 17/2) n’est pas qu’impure coïncidence. C’est le signe d’un effroi devant cette violence qui surgit sans prévenir, pour un oui ou pour un non, sapant durablement le moral des troupes.

On fait parfois mine de s’étonner de voir tant de haine éclabousser la fiction. Mais c’est parce que le mal nous obsède. Et même nous habite. Nous en sommes autant les victimes potentielles que les pourvoyeurs en puissance. Personne n’est à l’abri d’un pétage de plomb. A part le Dalaï-Lama peut-être. Et encore… D’où la fascination pour ces éruptions volcaniques qui mettent en scène le paroxysme du réel, son point d’ébullition, avec l’espoir sans doute d’en capter le sens caché à travers ses vapeurs. Les manies qui collent à la toile, à l’écran ou à la page sont celles que nous portons comme des croix dans nos vies exposées aux rayonnements nocifs de l’humaine condition. Dieu s’est reposé le 7e jour au lieu de finir le travail. Le moteur psychique a donc des ratés. Ce qui nous épargne un meilleur des mondes à la Aldous Huxley mais rend la réaction chimique des sentiments imprévisible.

L’oeuvre d’art fixe les particules les plus instables du présent. Prenez Shame de Steve McQueen, portrait vénéneux d’un New-Yorkais noyant son désarroi affectif dans le sexe compulsif. Le film zoome sur cette trajectoire individuelle pour mieux nous injecter le poison de la solitude et de la misère émotionnelle qui gangrène une société à bout de souffle. C’est un instantané mais avec de la chair. La fiction dresse en sourdine l’inventaire de nos maux gastriques: l’argent fou (Margin Call), la fin du monde (Take Shelter après Melancholia ou Tree of life), le totalitarisme des nouvelles technologies (au coeur de Super triste histoire d’amour, le nouveau roman de Gary Shteyngart), l’injustice sociale comme engrais de la barbarie (sujet du prochain film d’Eric Guirado, Possessions, avec Jérémie Renier)… Même quand le papier peint a la couleur du passé, c’est encore nos petites marottes actuelles qui se retrouvent les tripes à l’air sur le billard, comme la paranoïa dans La taupe, ou la fin d’une époque qui avait moins le pied sur l’accélérateur avec cette plongée dans les coulisses d’un club érotique en perdition dans Go Go Tales d’Abel Ferrara.

L’art sue l’air du temps. Lui cracher à la figure sous prétexte qu’il montre le mauvais côté des choses n’effacera pas les stigmates sur la peau du présent. C’est comme insulter son reflet dans un miroir en espérant des excuses en retour…

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