Jean-François Pluijgers

Rien de personnel

Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

‘La gueule de l’emploi’ est venue rappeler, si besoin en était, que la réalité était plus affolante encore que la fiction.

La chronique de Jean-François Pluijgers

C’est peu dire que la vision, l’autre soir, de La gueule de l’emploi, l’excellent documentaire de Didier Cros diffusé sur la Une (rediffusion sur France 2 le 06/10, lire notre critique), a fait froid dans le dos. Ou l’effet d’une piqûre venue nous rappeler, sans ménagement pour le coup, que la réalité était parfois plus affolante encore que la fiction. Voilà pourtant un moment maintenant que le monde du travail côté cadres irrigue un pan conséquent de la production cinématographique, qui y prend la mesure des ravages humains du néolibéralisme -un constat à l’oeuvre aussi bien dans L’emploi du temps de Laurent Cantet que dans La question humaine de Nicolas Klotz, et dont l’on pourrait multiplier les exemples à loisir.

Du reste, les batteries de tests d’embauche n’avaient pas laissé les cinéastes indifférents: on se souvient ainsi du Exam du Britannique Stuart Hazeldine, qui envoyait dans les cordes la petite dizaine de candidats à un poste à très haute responsabilité dans une multinationale, là où, quelques années plus tôt, El Método, de l’Espagnol Marcelo Pineyro, voyait s’écharper les 7 candidats à un poste de cadre dans une grande entreprise. A croire, d’ailleurs, que le monde du travail s’est imposé comme le décor privilégié de huis clos paranoïaques et hautement anxiogènes -voir encore, à cet égard, le Rien de personnel de Mathias Gokalp, où un vent de panique agitait les participants à une réception d’entreprise dès lors que s’y répandait la rumeur d’une prochaine revente, avec les restructurations allant de pair; du jeu de rôles au jeu de massacre, il n’y avait là qu’un pas.

Cynisme outrancier

Aucun des films en question ne cherchait pour autant à désamorcer sa qualité de fiction. Pour lucide qu’il soit, le regard déployé en la circonstance tenait lieu d’avertissement que l’on imaginait sans frais, naïveté coupable sans doute, en même temps que rassurante, qui nous voyait nous arrimer à la conviction qu’il n’y avait là, encore, que projection plus ou moins (ir)réaliste.

A cet égard, La gueule de l’emploi revient, fort opportunément, remettre les pendules à l’heure du cynisme outrancier désormais à l’oeuvre dans l’univers de l’entreprise. La société -GAN Prévoyance, pour ne point la nommer- y a pignon sur rue, et ne fait nul mystère de méthodes de recrutement qui tiennent lieu d’une version moderne des combats de gladiateurs, où le sang aurait été remplacé par les suées d’angoisse -c’est moins salissant, voyez-vous. Et de respecter une dramaturgie à l’évidence éprouvée, et déclinée en termes de conditionnement/acceptation; humiliation/soumission, sous le regard auto-satisfait d’une galerie de recruteurs manifestement guère ébranlés par la teneur abjecte du procédé, justifié par des formules commodes aux allures d’artifices de scénario, façon « Le monde du travail n’est pas tendre ». Pas dupe, le réalisateur ponctue par une boutade, adressée à l’un des recruteurs, en face caméra: « C’est comme cela que l’on commence à Hollywood. » Plus encore qu’un saisissant raccourci de la rencontre des genres, on y verra l’expression que le rire (jaune) est la politesse du désespoir.

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