Laurent Raphaël

Histoires de ponts

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Par Laurent RAPHAËL

Faites l’expérience. Pensez au mot « pont » et vous verrez défiler les cartes postales: pont du Gard, de Normandie, de Londres, de Brooklyn, des soupirs (ceux des prisonniers vénitiens sur le point d’être jugés)… Pas besoin de les avoir foulés pour en discerner la silhouette ou en sentir la présence. Ils font partie du décor mental de chaque occidental. Comme les pyramides égyptiennes, la place Rouge ou Big Ben.

Dans sa version monumentale, le pont, c’est un peu le gratte-ciel horizontal. Même s’il ne tutoie pas les cimes (encore que, ses piliers peuvent culminer à plusieurs centaines de mètres), il défie la gravité et charrie lui aussi son lot de fantasmes. Vertigineux comme le viaduc de Millau, cinématographique comme le Golden Gate, mythique comme le pont d’Avignon, il habite l’inconscient collectif et décore la poitrine de l’Humanité. On parle d’ailleurs d’ouvrage d’art comme pour en souligner le statut particulier.

Aristocrate du génie civil, le pont n’est pas qu’une somme de calculs alambiqués ou une surenchère de béton et d’écrous. Cet édifice est avant tout l’illustration de la suprématie de l’homme sur la nature. C’est son côté prométhéen. Qu’il enjambe un bras de mer ou chevauche une vallée encaissée, il fait à chaque fois la nique aux caprices topographiques de Dame Nature. Souvent ça passe, parfois ça casse comme à Kobe en 1995 où l’image totémique du tremblement de terre restera celle du viaduc urbain couché sur le flanc comme un serpent inanimé.

Mais plus qu’à sa fonction première, le pont doit son aura à sa valeur symbolique. Par essence, il relie des rives opposées. Au sens propre et parfois figuré. Il est tantôt frontière, tantôt cordon ombilical. D’un pont dépend d’ailleurs souvent l’issue d’une guerre. Le franchir, le prendre, le préserver devient alors l’enjeu d’un Stratego militaire et politique à grande échelle.

Pas étonnant qu’il ait à ce point embrasé l’imagination des écrivains et des cinéastes. Maylis de Kerangal en a fait la pierre angulaire de son dernier roman, Naissance d’un pont, qui vient de rafler le Médicis. D’une écriture ample et vive, elle y décrit par le menu la construction d’un pont suspendu aux dimensions pharaoniques. L’entreprise est tellement gigantesque qu’elle brasse tous les enjeux contemporains, de l’écologie à la corruption en passant par l’esclavage moderne.

Un pont peut en cacher un autre. La preuve, Mathias Enard, qui s’était fait remarquer lors de la sortie de Zone, revient aujourd’hui avec un récit au parfum d’Orient dans lequel Michel-Ange se voit confier par un sultan la réalisation d’un ouvrage surplombant le Bosphore (Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants).

Reste que c’est surtout le cinéma qui a construit sa légende. Il y a enchaîné les premiers rôles, que ce soit comme baril de poudre (Le Pont de la rivière Kwaï, Un pont trop loin… ) ou comme ménagerie (Les Amants du Pont-Neuf). Tupperware de l’architecture, il sert à tout. Même à abriter les sans-grades, ceux qui ont coupé les… ponts avec la société.

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