Cinq pistes pour comprendre la culture de demain

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Entre le modèle américain dominant et l’arrivée des pays émergents, à quoi ressembleront demain le cinéma, la musique, les jeux vidéos…? Focus a posé la question à Frédéric Martel, auteur avec « Mainstream » d’une enquête sur « cette culture qui plaît à tout le monde ».

Avec Mainstream, paru l’an dernier, Frédéric Martel s’attaquait à un gros morceau. Mission du jour: dresser une sorte de « géopolitique » de la culture actuelle. Qu’est-ce qui est « mainstream »et qu’est-ce qui ne l’est pas? La culture américaine est-elle toujours dominante? Ou peut-elle être menacée par l’arrivée des pays émergents? Qu’attendre de la décennie fraîchement entamée? Pistes de réflexions en cinq grandes tendances.

1. Le grand mix

Frédéric Martel: La diversité culturelle me semble être un enjeu central. Pas tellement comme on l’entend en Europe. C’est-à-dire encore trop souvent comme la défense d’une identité, une conception un peu antiaméricaine de la culture… Pour moi, la diversité culturelle c’est la réalité. Nous avons en France de 10 à 15% de Français issus de l’immigration. Comment vont-ils produire de la culture? Comment va-t-on les intégrer dans une culture qui, à son tour, va forcément évoluer grâce à eux?… En France, cette question est au point mort. Il ne se passe plus rien. Or c’est un enjeu qui dépasse de loin le sarkozysme actuel. Ce même débat a lieu partout: en Belgique, en Espagne, en Italie…

Comment envisagez-vous cette diversité culturelle? Au fond, la matrice reste américaine. Voilà un pays qui compte 45 millions d’Hispaniques, 38 millions de Noirs, où Los Angeles est la plus grande ville coréenne après Séoul, la plus grande ville iranienne après Téhéran… En fait, jusqu’il y a peu, le modèle culturel américain restait encore plutôt élitiste, assez européo-centré… Tant au niveau des financements publics que philanthropiques, on mettait l’art en avant plutôt que le divertissement. Mais à partir de 1978, le modèle change de visage. Il est désormais fondé sur la diversité culturelle. Via notamment la décision de la Cour Suprême en 1978 (l’arrêt Bakke qui, tout en contestant le système de quotas, consacre le concept de discrimination positive, ndlr) puis par les lois sur la culture de Jimmy Carter, en 1980. Ce qui va casser toute la logique qui avait cours jusque-là. La définition de l’art est bouleversée, le rôle du critique censé différencier l’art du divertissement est ébranlé, etc.

Votre hypothèse, c’est aussi que cette diversité culturelle a permis aux Etats-Unis de dominer aujourd’hui la culture mainstream?
C’est en effet la force des Américains: cette capacité à intégrer constamment les marges et à se renouveler grâce à la contre-culture, aux minorités, à la diversité… Bref, toute une série de choses qui sont peut-être décalées par rapport au grand public mais qui sont petit à petit « mainstreamisées » par l’industrie. C’est l’indépendant qui devient le gros studio. C’est l’exemple de Pixar, celui de Miramax, de la chaîne HBO…

2. La fin des hiérarchies culturelles

On assiste à un mélange des genres toujours plus grand, à une série de basculements qui font qu’on ne sait plus trop: est-ce de l’art ou de l’entertainment? Les jeux vidéo par exemple ou certaines séries télé sont considérés comme de l’art, alors que certains théâtres dits d’avant-garde peuvent être moins intéressants du point de vue de la créativité. Quelque part, c’est la fin de la hiérarchie culturelle.

Avec en même temps, une croyance très forte, en tout cas de ma part, que le public n’est pas démuni face à ces débats. On le croit souvent dominé, incapable de décoder, de domestiquer, et de se réapproprier ces cultures. Mais en fait, il est intelligent. Premièrement, le public est lui-même dans un rapport compliqué à ces définitions de la culture. Il va naturellement avoir des goûts très éclatés. Personnellement, je vais m’intéresser à des oeuvres très sophistiquées, relativement méconnues. Par exemple, le théâtre du metteur en scène américain Tony Kushner, les films d’Ang Lee, l’oeuvre de l’Anglais d’origine pakistanaise Hanif Kureishi, ou celle d’Hervé Guibert… C’est ma culture un peu plus personnelle, singulière, celle qui me distingue des autres, et qui est liée au fait que je suis par exemple gay, parisien, originaire du sud de la France, etc… Mais en même temps, je vais aussi m’intéresser à Avatar ou à Batman. Et cela sans être dans le débat constant de savoir si c’est bien ou pas, ou si je ne commets pas un impair en passant mon temps à regarder Spider-Man.

Tout se vaut?
Non, mais ce qui est vrai, c’est qu’il n’y a plus de critères absolus décidés par une autorité académique ou journalistique qui vient proclamer ce qui est bon et ce qui est mauvais. Chacun se construit sa propre hiérarchie. Probablement que certains ont plus raison que d’autres. Mais il n’y a plus ce discours conservateur, très européen, et qui en fait réduit la culture à tout ce qui est blanc, occidental. A l’époque, Adorno expliquait par exemple que le jazz ne pouvait pas être de la musique, mais de la radio. Ce qui lui permettait de ne pas dire que ce n’était rien (d’ailleurs il en écoutait lui-même un peu), tout en refusant de lui reconnaître la qualité de musique à part entière. Or aujourd’hui tout le monde accepte que le jazz en soit non seulement une, mais qu’il soit devenu en fait la musique classique du XXe siècle, aux Etats-Unis, et un peu partout dans le monde. On ne peut plus avoir une conception unique de la culture, mais bien des définitions variées, multiples. Cela ne veut pas dire que tout est pareil. Mais je refuse l’idée d’une sorte de catéchisme culturel, qui est encore exercé ici et là. Par exemple quand vous ouvrez Télérama.

La critique est morte?
D’une certaine manière, oui. Avec l’arrivée du peer to peer, des réseaux sociaux, tout le monde est devenu critique. Faire la une du Monde des livres ne vous fait plus vendre d’exemplaires en France. Ce qui fait vendre, c’est l’éventuel buzz sur le Net, les « like » sur Facebook… J’exagère un peu. Mais grosso modo, plus personne n’attend les critiques des médias traditionnels pour savoir s’il faut ou non aller voir un film.

3. Du local au global

Après avoir été sur le terrain, rencontré un tas de gens un peu partout, j’ai pu constater deux choses. D’une part, les cultures nationales vont bien. Partout, la musique, l’édition, restent très « locales ». La télévision également, en dépit des quelques séries télévisées, souvent américaines, diffusées un peu partout. D’autre part, existent justement un grand nombre d’oeuvres qui sont globalisées, mondialisées, et très souvent, c’est vrai, américanisées. Et pour le coup, uniformisées.

Au fond, chacun a deux cultures: la culture nationale ou régionale, et la culture américaine mondialisée. Comment ce rapport entre les deux va-t-il évoluer? Est-ce qu’une troisième culture (indienne, chinoise, arabe…) viendra grignoter les parts des deux premières? Au sein même de l’Europe, peut-on imaginer qu’on refasse de la place pour la culture des autres membres de l’Union des 27? Qu’elles se remettent à communiquer entre elles? En France, par exemple, les cultures italienne, allemande, ou roumaine n’existent quasi pas. En tout cas dans le mainstream. Je me fous du dernier tube à la mode en République Tchèque ou en Estonie. Ce qui fait qu’en Europe, la culture qui nous réunit est devenue la culture américaine.

Quel rôle joue Internet là-dedans?
Je pense qu’il produit et décuple les effets de la mondialisation. Mais pas forcément pour le pire. On a beaucoup dit au début: c’est horrible, cela va produire une culture commune pour tous. Quelque part, c’est vrai: je suis en Iran dans un petit café près de la place de l’Ayatollah Khomeini, et des jeunes regardent une vidéo de Lady Gaga. Mais, à l’inverse, le Net permet aussi la multiplication des niches et des petites communautés. Les deux mouvements vont de pair. On a davantage envie de partager, dans une forme de communion, des oeuvres planétaires que tout le monde regarde d’un coup; mais chacun développera aussi son petit monde. Internet permet ce double dialogue. C’est plutôt une bonne chose.

4. Les pays émergents

Ces pays montent en puissance également avec leurs cultures et leurs médias. Ils commencent avec leur marché intérieur: l’intérêt des télés arabes est d’abord de parler aux 300 millions d’Arabes. Les Indiens pareils. Les Chinois également. Un écran de multiplexe s’y ouvre chaque jour. Même chose en Inde, au Mexique… A côté de cela, on a des pays comme la France ou les Etats-Unis qui n’en lancent quasi plus aucun ou très peu.

Les populations de ces pays émergents sont aussi très jeunes. Or on sait que la culture, les médias, l’entertainment, sont consommés en masse par les jeunes. En cinéma et en musique notamment, ils ont besoin d’une production immense pour répondre à une demande elle-même immense. Du coup, se constituent des géants comme Reliance en Inde (qui a pris des parts dans Dreamworks) ou un groupe comme Sahara India Pariwar (qui convoite la MGM). Le Saoudien Rotana a dans ses mains 50% du cinéma et de la production musicale arabes. Il faut aussi compter avec des acteurs comme Al Jazeera ou TV Globo au Brésil… Le débat est de savoir s’ils arriveront à remplir leurs objectifs. Soit répondre d’abord à la demande intérieure, et ensuite réussir à exporter leurs produits et créer un mainstream dans la globalisation.

Jusqu’ici, on n’a pas encore eu droit à un hit indien ou à un blockbuster chinois… En effet. Kung Fu Panda ou Slumdog Millionaire, par exemple, ont été réalisés par des Américains ou des Européens. J’ai cependant du mal à imaginer que l’émergence, démographique et financière, de ces pays ne s’accompagne pas d’une évolution, moins autocentrée, par exemple dans les films qui y sont produits.

5. Le bouleversement numérique

Il est de moins en moins question de produits culturels et de plus en plus de services, de flux… L’immatériel domine. Or, quand on visite les pays émergents, qu’on rencontre les créateurs et les patrons à Dubaï, Rio, Hong Kong… on est frappé par leur enthousiasme et leur optimisme face au numérique. Il y a une volonté d’inventer la culture de demain. Ils ne se posent pas la question de la transition des produits culturels. Alors qu’en France, et ailleurs en Europe, on est davantage touché par une sorte de frilosité, de pessimisme, face au Net. Au fond, ces pays déboulent au moment du basculement numérique. Cela décuple leur force et leur efficacité, n’ayant pas à négocier le changement de paradigme, les problèmes de copyright, la culture du passé…

Frédéric Martel, Mainstream , éditions Flammarion, 460 pages.

Laurent Hoebrechts

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