Laurent Raphaël

Avis aux amateurs

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Si sa moustache et son optimisme légendaire traînaient toujours dans les parages, Nietzsche se serait sans doute abstenu d’écrire que « toujours le créateur s’est trouvé en désavantage vis-à-vis de celui qui ne faisait que regarder sans mettre lui-même la main à la pâte ».

L’édito de Laurent Raphaël

Contrairement à cette époque lointaine où l’artiste était encore une « race » à part, méconnue, mystérieuse, objet de méfiance ou d’adoration, il n’est plus seul dans sa tour d’ivoire, tout le monde mettant les paluches dans le cambouis artistique. La culture ne se décline plus que sur un mode participatif désormais. A tel point que l’implication du public en devient presque systématique. Comme si chaque création ou festival se devait obligatoirement d’intégrer un volet collaboratif.

Aujourd’hui, c’est comme si chaque cru0026#xE9;ation ou festival se devait obligatoirement d’intu0026#xE9;grer un volet collaboratif.

Des exemples? On peut les classer en trois catégories. Il y a tout d’abord les projets à vocation artistique qui sont taillés pour Monsieur et Madame tout le monde. Comme Les voisins sont des indiens à Namur, un mois de mai d’activités diverses et variées, du soupe opéra à la battle de break, fruit de trois ans d’ateliers, de rencontres, de crêpages de chignons ayant mobilisé un bataillon de… 1000 Namurois. Ne dites pas qu’il s’agit d’art mineur ou d’une forme de loisir créatif sinon vous allez fâcher le commissaire, le plasticien Werner Moron, qui revendique avec force la noblesse esthétique de ce geste collectif, le désir de créer combiné à la longue maturation assurant selon lui la crédibilité artistique des oeuvres présentées. On peut y voir un effet collatéral d’une pensée pop décomplexée qui a fait tomber les piédestaux et voue aux gémonies toute forme d’élitisme. Après tout, certains ont bien érigé un urinoir ou une boîte de soupe en oeuvre d’art!

Dans un registre plus politique et plus mixte, on trouve les projets plus « classiques » dopés au réel avec la participation d’un public novice. C’est le cas au Kunsten, festival avant-gardiste s’il en est, qui a cette année cédé aux sirènes collaboratives avec une création chorale où se côtoient 100 Bruxellois illustrant la diversité de la capitale. Ces amateurs ancrent dans la réalité une démarche qui reste avant tout artistique. Un peu comme quand on fait jouer des acteurs non professionnels dans un film. La chorégraphe Pina Bausch avait ouvert cette voie potentiellement riche en émotions et authenticité en faisant rejouer à l’identique une de ses pièces célèbres, Kontakthof, par des seniors puis par des adolescents. Expérience bouleversante et jouissive relatée dans le documentaire Les Rêves dansants, sur les pas de Pina Bausch.

La transition est parfaite pour aborder la troisième et dernière catégorie, celle des oeuvres plus ou moins emblématiques dont s’empare spontanément le grand public. L’exemple bulldozer c’est évidemment Happy du petit prince de la pop Pharrell Williams. Son clip qui était déjà lui-même très collaboratif a donné lieu à des centaines de remakes d’anonymes mimant cet hymne à la joie, de Tokyo à Cotonou. Notre compatriote Anne Teresa De Keersmaeker avait quant à elle pris les devants. Pour les 30 ans de Rosas danst Rosas, la chorégraphe avait lancé un appel à reproduire devant une caméra les mouvements de ce spectacle historique. Elle a reçu 250 films du monde entier, projetés au Kaaitheater fin 2013. Le résultat est bluffant (un trailer circule sur YouTube). Plus qu’un simple hommage, cette variation sur un même thème redonne un coup de frais à l’original.

Faisant écho aux mouvements sociaux éruptifs comme celui qui a couvé dans le parc Gezi à Istanbul, cette réappropriation de l’art enfonce le clou d’une pensée du commun émergente. Apparue en réaction au néolibéralisme, elle remet le collectif au centre du jeu et s’érige contre les bastions, que ce soit l’Etat défaillant, les puissances économiques toutes-puissantes, voire les ghettos culturels. Pourquoi pas. Du moment que la dictature du nombre ne remplace pas ipso facto la dictature du bon goût.

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